« Né un mardi », d’Elnathan John : Islam des rues

Dans Né un mardi, Elnathan John décrit à travers la vie d’un personnage complexe la naissance de la crise humanitaire qui sévit au nord du Nigeria. Un premier roman puissant et une subtile réflexion sur le langage.

Anaïs Heluin  • 21 février 2018 abonné·es
« Né un mardi », d’Elnathan John : Islam des rues
© photo : Jean-luc bertini

Dantala ». Si ce nom haoussa a une consonance harmonieuse, sa traduction – « né un mardi » – n’a rien de gai ni de poétique. Utilisée comme prénom pour un jeune garçon, elle a même à nos oreilles occidentales quelque chose de tragique. D’anti-héroïque. Personnage éponyme du roman du Nigérian Elnathan John, Dantala alias « Né un mardi » n’est guère, en effet, un Ulysse. Envoyé par son père étudier dans une école coranique, il a rejoint, lorsque commence le roman, « les garçons qui dorment sous les branches du kuka à Bayan Layi » dans le nord du Nigeria. Des jeunes en perdition qui « aiment bien se vanter à propos des gens qu’ils ont tués », qui passent le plus clair de leur temps à fumer de la « wee-wee », cannabis local, et à se raconter des histoires plus ou moins vraies de bagarres. De politique aussi, car nous sommes en 2003 et les élections approchent.

Brute et naïve autant que métaphorique, la parole dont Elnathan John dote Dantala fait d’emblée de lui un protagoniste complexe. Une victime de la pauvreté et des violences qui commencent alors à déchirer le Nigeria, mais aussi une intelligence en éveil. Un être capable, d’après les vers du mystique persan Rumî placés en épigraphe, de « goûter la lumière filtrée et tracer son chemin vers la sagesse ». Tel « une étoile sans nom ». La misère, dans Né un mardi, n’est pas décrite pour faire pleurer. Narrateur de sa propre histoire, Dantala en fait la matière d’un récit semblable à « l’harmattan qui souffle et souffle, éparpillant la poussière ». D’un flux rapide qui puise à des langues diverses. Au haoussa et à l’arabe, auxquels s’ajoute peu à peu l’anglais, que Dantala entreprend d’étudier. Ce qui donne lieu à des fiches de vocabulaire très personnelles insérées entre les histoires venteuses du personnage, qui mettent à distance leur tragique.

Grâce à sa prose qui évolue au fil du texte, l’auteur, né en 1982 à Kaduna, dans le nord du Nigeria, fait entrer l’extrémisme religieux dans la vie de son garçon des rues sans jamais lui donner toute la place. Loin de là. Ni le nom de Boko Haram ni celui des partis qui s’affrontent dans les premières pages du livre ne sont d’ailleurs cités dans Né un mardi. Parti pris qui condamne ces puissances au même semi-anonymat que Dantala. Lequel est rebaptisé « Ahmed » par l’imam salafiste chez qui il trouve refuge après les émeutes provoquées par la triche du « Grand Parti » lors du scrutin qui l’oppose au « Petit Parti ».

S’il ne verse jamais dans le sensationnalisme, ce premier roman ne laisse aucun répit. Après cet épisode, Elnathan John met sans attendre un autre conflit au centre du déluge verbal de son narrateur : celui qui oppose les chiites et les sunnites, peu médiatisé dans sa version nigériane. Cette succession de violences finit par avoir raison de la naïveté de Dantala, qui résiste au basculement du mouvement innommé du radicalisme religieux à l’organisation militaire. Tout comme, plus tôt, il a abandonné ses jeux cruels – « j’aime bien utiliser des objets tranchants quand je tabasse un voleur. J’aime bien la façon dont le sang gicle quand tu frappes », lit-on par exemple – pour une vie davantage tournée vers les choses de l’esprit et de la religion. Avec les moyens du bord, faits d’injustices autant que d’entraide. De manipulation et de fraternité.

Dans Dantala, il y a un peu du Samba Diallo de L’Aventure ambiguë (1961), grand classique de la littérature africaine. Comme le parcours du héros de Cheikh Hamidou Kane, celui d’Elnathan John est initiatique et marqué par une forme de colonisation culturelle. À la différence que celle-ci se fait au pays et non en Occident. Au sein de l’islam, dont Dantala subit les divisions internes. Influencés autant par les nombreuses attaques armées qui ponctuent le récit que par les controverses religieuses dont il est le témoin au sein de son groupe salafiste, les actes et les pensées de ce personnage ne font l’objet d’aucun jugement. Laissés à l’appréciation du lecteur, ils forment un labyrinthe auquel se mêlent les sentiments les plus intimes de Dantala. Son amour pour une mère qui meurt au milieu du récit, sa découverte de la sexualité, ses premiers émois amoureux, ses amitiés…

La description du pagne vert de l’aimée ou de la barbe de l’imam a en effet dans Né un mardi la même importance qu’une dispute sur les pratiques de l’islam. Ou que les liens entre politique et religion, dont Dantala découvre régulièrement des signes. Sans jamais s’attarder dessus. Dans le déchaînement des hommes et des éléments qui nous est décrit, causes et effets se confondent en une poésie hybride qui interroge surtout une chose : l’acte de langage et d’écriture. La valeur du nom et ses enjeux en termes de pouvoir en particulier, et ceux des différentes langues utilisées par le narrateur.

Rassemblées dans la verve imagée et dynamique de Dantala, celles-ci dessinent dans le texte un espace d’apaisement. Un lieu où mettre entre parenthèses les conflits du Nigeria et d’ailleurs. Né un mardi parle ainsi au monde, tout en permettant à son auteur de résoudre les problèmes posés par sa langue d’écriture, l’anglais. Sans en faire un « butin de guerre », expression de Kateb Yacine, Elnathan John utilise celui-ci d’une manière singulière pour offrir une perspective de réinvention des identités. D’adoucissement des tensions.

Né un mardi, Elnathan John, traduit de l’anglais par Céline Schwaller, éd. Métailié, 260 p., 18 euros.

Littérature
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