Jean-Claude Gautrand : L’art d’halluciner le réel

Itinéraire d’un photographe rend compte du parcours de Jean-Claude Gautrand et de six décennies d’images marquées par la forme et l’esthétique.

Jean-Claude Renard  • 14 mars 2018 abonné·es
Jean-Claude Gautrand : L’art d’halluciner le réel
© L’Assassinat de Baltard (1971).Jean-Claude Gautrand

Dans un simple club-photo. C’est là que Jean-Claude Gautrand découvre la photo­graphie. Avant de tomber sur deux ouvrages d’Otto Steinert (1915-1978), chef de file de la photographie subjective, s’écartant de l’image purement descriptive et documentaire, privilégiant les images structurées, contrastées, affirmant que la création naît dès lors que le motif dépasse le stade de la représentation pour être sublimé par l’imagination et l’architecture des formes. Pas question de diktat ni de conformisme chez Gautrand, mais une vision personnelle traitée par séries.

À la fin des années 1950, ça commence par des paysages. Des sous-bois, une plage de Vendée et sa ligne d’horizon, un hameau sous la neige, la Camargue hésitant entre l’eau et la terre. Jean-Claude Gautrand s’appuie sur les traits dessinés par la nature, de reflets en échos, pique dans l’extravagance d’un paysage nerveux et griffé comme une eau-forte, aux fragments accolés, où les reliefs s’affrontent, gavés de lignes tracées comme des cicatrices, rehaussant une topographie turbulente.

Dans ces contrastes violents, on songe forcément à Mario ­Giacomelli. En 1964, dans l’encolure de Paris, Gautrand cadre la construction du périph’. Soit une forêt d’acier en expansion, à l’ossature gigantesque, entre béton et métal. Des images acérées, deshumanisées, un arc-en-ciel de formes. Il flirte avec les angles, traquant les ombres dans un nœud de barres presque inquiétantes, menaçantes, appréhendant le vaste chantier comme un mikado, l’œil accroché aux structures. De l’écrin bétonné au paysage de Camargue, il négocie avec les équilibres et les formes, l’abstraction dans le viseur.

Pour le photographe un brin géomètre, mû par la plastique, pas d’ancrage dans la réalité sans larder celle-ci de distorsions, sans interprétation graphique de l’espace. C’est précisément la lecture que propose cette remarquable rétrospective livresque, cet « itinéraire d’un photographe » révélant une construction visuelle complexe et cohérente, une alchimie qui s’extirpe du constat factuel pour filer vers une transfiguration bouleversée du sujet. Foisonnante farandole de traits, de dégradés, de clartés et d’obscurités, d’impressions mouchetées. Un vocabulaire photographique qui ne se déploie pas dans le réel mais dans l’hallucination du réel.

Là s’inscrit encore cette série autour d’un simple galet en bord de mer, quasi poétique, énigmatique même, voire fantastique. Pareil pour Carnac. Non sans inquiétude métaphysique ni tragique, voilà une métamorphose du visible qui traduit angoisses et interrogations sur les lieux et la mémoire, les possibles et l’impossible de la temporalité. En témoigne cette série intitulée L’Assassinat de Baltard, c’est-à-dire la destruction des Halles, écrasante architecture métallique du XIXe siècle.

Itou pour une Dernière balade dans le quartier de Bercy, sacrifié aux opérations immobilières. Itou encore pour une série autour des blockhaus, mégalithes modernes, ou de Paris (souvent sous la neige, thème de prédilection), de la gare de l’Est au port de l’Arsenal. Sans nostalgie ni pathos. Demeure cependant à l’image – ou traîne – une certaine mélancolie.

Palucheur de contrastes et branleur d’harmonies, brisant les lois de l’optique, militant pour la reconnaissance de la photographie d’auteur, historien et critique, publiant plusieurs ouvrages sur Doisneau, Brassaï ou Ronis, membre du conseil d’administration des Rencontres photographiques d’Arles et ­secrétaire général du prix Nadar, Jean-Claude Gautrand n’élude en rien la part humaine. Et couvre encore les manifestations contre la loi ­Devaquet en 1986, les glaneurs sur les marchés dans les années 1990, des ouvriers au turbin, une manifestation contre la réforme des retraites en 2010… C’est toujours une affaire de fluidité. Gautrand ne s’est rien interdit. C’était le pari affiché à ses débuts. Il n’a rien changé.

Itinéraire d’un photographe, Jean-Claude Gautrand, Éd. Bourgeno, 198 p., 39 euros.

© Politis
Littérature
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