Poutine réélu : paroles de convaincus, de fatalistes, de résignés et d’abstentionnistes

De Moscou à Irkoutsk, des Russes expliquent pourquoi et comment ils ont voté.

Claude-Marie Vadrot  • 19 mars 2018 abonné·es
Poutine réélu : paroles de convaincus, de fatalistes, de résignés et d’abstentionnistes
© Yuri KADOBNOV / AFP

Le président russe, avec 76 % de voix en sa faveur, a gagné son pari. D’autant plus que le concurrent communiste vient en deuxième position avec 12 %. Or en règle générale le PC russe recréé en 1992, campe sur des positions très proches de Russie unie, le parti de Poutine. La victoire est d’autant plus nette que la participation a largement dépassé les 60 %. Les nombreuses manipulations relevées par les observateurs dans les bureaux de vote, les étrangetés que constituent les urnes baladeuses, permettent de mettre en doute l’ampleur et les conditions de la victoire, mais pas d’en contester la réalité. Dans son dernier numéro, Politis a donné la parole, de Moscou à Irkoutsk, à des citoyens qui s’apprêtaient à voter. Soit pour Poutine soit avec leurs pieds, ou encore avec fatalisme, résignation ou conviction. Nous avons joint par téléphone ou courriel certains d’entre eux pour recueillir leurs réactions après les résultats.

La doyenne de nos interviewés, Anouchka, vit sa retraite dans une petite maison de la presqu’île d’Olkhon, à une cinquantaine de kilomètres d’Irkoutsk, au bord du lac Baïkal. Avec sa voisine, comme elles se trouvent à l’écart du village, l’administration est venue à domicile leur apporter l’urne pour y déposer le grand bulletin de vote. Après avoir pris le thé avec leurs deux visiteurs, elles ont voté. Une scène répétée des dizaines de milliers de fois dans les zones rurales et auprès des malades. Cela fait des années qu’en Russie, les urnes se promènent. Anouchka, chez laquelle une bougie brûle en permanence dans un coin de l’isba (le krasny ugol) devant une photo de Poutine et une image pieuse de saint Michel, patron de la Russie, n’y voit pas malice et a oublié ses rancœurs et sa petite pension.

« C’est normal, pour une fois que ces gens pensent à nous. Ils avaient même apporté des gâteaux. Alors, j’ai bien voté pour Poutine. Pas pour les douceurs, mais parce que notre Poutine est un grand Président, qu’il tient bien le pays. Comme ça, il va avoir tout le temps de penser à nous, les Sibériens oubliés et tous les gens qui vivent au fond des campagnes. Il va changer les villes et les villages, nous débarrasser de la pornographie. J’espère qu’il restera longtemps encore notre chef et que des médecins reviendront près des villages. » Anouchka ne s’est posé qu’une seule question et n’a hésité qu’en découvrant qu’il y avait aussi un candidat communiste, ce qu’elle ignorait : « Mais comment savoir s’il serait aussi fort que notre Vladimir Vladimirovitch ? »

À la faculté des langues romanes d’Irkoutsk, où la tradition de l’enseignement du français remonte au début du XIXe siècle, lors de l’exil des aristocrates décembristes punis pour leur révolte contre le tsar Alexandre Ier, Tania, prof de français depuis vingt ans, n’a pas voté : « J’ai pris un risque car les abstentionnistes vont être signalés. Je déteste Poutine et tout ce qu’il représente, je déteste son alliance avec les orthodoxes qui nous font la morale et surveillent les profs. Maintenant qu’il est élu, même sans changer la constitution, il va régner plus longtemps que Staline qui n’a eu les pleins pouvoirs que pendant vingt-trois ans, alors que Poutine peut rester jusqu’en 2030. Trente ans ! Mon rêve, maintenant c’est de réussir à m’installer en France. Mais hélas, je crois que plus personne n’y apprend le russe. » Tania ajoute qu’elle n’a pas été la seule à bouder les urnes dans la faculté, mais que d’autres ont choisi Ksénia Sobtchak « tout en ayant des doutes sur sa sincérité ».

Un moindre mal

Youri, ancien pilote et ex-patron de l’aéroport, a choisi ce qu’il considère comme un moindre mal : « C’est le moins mauvais de nos président depuis la disparition de l’URSS, que je continue à regretter. Je compte sur Poutine, malgré tous ses défauts, pour mettre un terme à la corruption et faire respecter mon pays à l’étranger. C’est en bonne voie, donc, je suis content, maintenant il a douze ans pour régler tous les problèmes et refaire de la Russie un grand pays. » Il hausse les épaules à l’évocation de Navalny dont il ne regrette pas l’absence à la présidentielle : « Ce type ne propose rien et il n’intéresse que les nouveaux bourgeois et parvenus de nos grands villes. Il y en a quelques-uns à Irkoutsk et énormément à Moscou toujours prêts à manifester sans savoir pourquoi. »

Pavel, jeune enseignant de géographie à l’université Lomonosov, un des grands monuments stalinien de Moscou, fait souvent partie de ces manifestants. Il rêve d’une révolution qui chasserait « Poutine et ses espions ». Il est particulièrement remonté contre « les architectes et les promoteurs liés au pouvoir qui détruisent ma capitale et chassent ses habitants ». Il voulait s’abstenir, mais ayant compris que s’il figurait sur la liste des non-votants, il pourrait avoir « des problèmes à la fac, y compris pour [s]on avenir », il s’est déplacé pour donner une voix à Ksénia Sobtchak : « Elle est très jolie, je l’aimais bien quand elle travaillait à la télé et son résultat montre qu’elle n’est pas dangereuse et qu’elle devrait retourner au journalisme. » Son ami Aliocha, trentenaire et commerçant, fervent partisan de Navalny et avouant ne pas craindre la répression, a persisté dans sa volonté de s’abstenir en expliquant : « C’est raté, mais je suis sûr que ce sont les citoyens des grandes villes qui mettront Poutine à la porte. Qu’il soit remplacé par Navalny ou un autre. On continuera de faire campagne contre notre nouveau Tsar sur internet. »

Geste révolutionnaire

Piotr et Rima, très jeunes habitants du grand quartier de Yougo-Zapad, au sud-est de Moscou, où dominent les immeubles de dix-huit étages, qui avaient juré de s’abstenir en parlant d’une geste « révolutionnaire », assurent avoir tenu parole. Mais ils pensent qu’une partie des jeunes de leur âge ont cédé à la pression de leur entourage et sont allés voter : « Les parents, plus ils sont vieux, plus ils sont pour Poutine, alors ils ont demandé à leurs grands enfants, qui vivent encore souvent avec eux dans les grands immeubles du quartier, de ne pas se faire remarquer, de ne pas leur attirer des ennuis avec les miliciens du quartier et des responsables d’immeubles. »

Et dans les petites villes et villages situés au nord de Moscou, même lorsqu’ils n’ont pas encore tous l’eau courante, les abstentions ont été largement minoritaires ou bien « compensées » par des bourrages d’urnes, les responsables de bureaux de vote ruraux ayant en général un « quota » de votants à respecter…

Monde
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