Grèce : Les naufragés de Samos

Dans les îles grecques, les candidats à l’asile attendent dans des conditions indignes de savoir s’ils pourront rester en Europe.

Angélique Kourounis  • 11 avril 2018 abonné·es
Grèce : Les naufragés de Samos
photo : Sur l’île de Samos, une famille attend que sa demande d’asile soit examinée.
© LOUISA GOULIAMAKI/AFP

Les cris d’une femme résonnent dans tout l’hôpital. Elle pleure, hurle sa détresse. Soutenue par deux hommes, elle erre dans les couloirs… Elle vient de reconnaître les siens, tous noyés dans le plus terrible naufrage de ces deux dernières années en mer Égée, au large de l’île de Samos : dix-sept morts et trois disparus, dont plusieurs enfants. « Cela faisait longtemps que nous n’avions pas connu ça », lâche Anastasia Theodoridou, l’assistante sociale de l’hôpital. Notre rendez-vous sera écourté, elle doit s’occuper des survivants.

Cette catastrophe intervient deux ans après la signature de l’accord UE-Turquie visant à réduire l’afflux de réfugiés en Europe – Syriens, Afghans, Irakiens, Africains de l’Ouest, Somaliens, Érythréens, Pakistanais, Bangladais et Maghrébins (essentiellement Algériens). Concernant les chiffres, le but est atteint. Moins de 30 000 réfugiés par an sur les côtes grecques, contre 800 000 en 2015, au plus fort de la crise migratoire. Mais le bilan humain est un désastre : plus de 15 000 migrants attendent dans les « hotspots » des îles – centres d’enregistrement et d’identification – que leur demande d’asile soit examinée.

Une attente qui peut durer plus d’un an et demi dans des conditions parfois effroyables. Or, le seul moyen légal de quitter les îles est d’obtenir un certificat médical attestant une « vulnérabilité » : une maladie impossible à traiter sur place ou une grossesse à risque. Mais Samos n’a qu’un seul hôpital et un seul psychiatre pour les 40 000 locaux et les presque 3 000 réfugiés. « Ils viennent deux, trois ou quatre fois, plus si nécessaire, afin d’obtenir ce sésame, explique Anastasia Theodoridou. Je ferais pareil à leur place, car vivre dans des conditions terribles sans savoir ce qui va se passer, c’est inhumain. On leur annonce qu’ils ont une maladie grave, et ils repartent avec le sourire, car avec ce papier ils savent qu’ils vont quitter le camp et aller enfin sur le continent. Être heureux d’être malade, c’est horrible ! »

Ce fameux camp n’est pas très loin de l’hôpital. Construit en terrasses sur huit niveaux à flanc de montagne, à la lisière de la ville, il est entouré de barbelés qui rappellent qu’il n’y a pas si longtemps c’était une prison pour les migrants. Dès l’entrée, l’odeur d’urine prend à la gorge. Une senteur âcre à laquelle tout le monde semble habitué, même les enfants qui s’amusent par terre. À gauche, des tentes font face à des containers. À droite, des grillages auxquels sont suspendus des vêtements qui sèchent. Entre les deux, des draps tendus pour donner l’illusion d’une intimité. La directrice, Maria Dimitra Nioutiskosnous, fait la visite. Elle présente les équipes de nettoyage, montre les laveries et l’école maternelle qui vient d’ouvrir. Tout est correct, mais sans humanité. Alors qu’on parle avec elle, un homme d’une quarantaine d’années pète les plombs, littéralement. Il désosse un WC chimique et déverse son contenu dans l’allée principale du camp. Il n’est plus lui-même. Il semble absent, clope au bec, le dos voûté, le cheveu sale. On le laisse faire. Personne ne crie ni ne fait de remontrances.

Avec l’un des deux talkies-walkies qu’elle porte en permanence, Maria appelle une équipe de nettoyage pour tout remettre en ordre. Au dernier niveau, les cantines. Il est midi et tout le monde fait la queue pour prendre une barquette de lentilles et du pain. Vu le nombre de barquettes jetées à terre, le menu ne fait pas l’unanimité.

La capacité du camp est de 950 personnes, mais, en ce moment, il en accueille trois fois plus et les nouveaux arrivants ne sont pas toujours bien accueillis. « Les anciens ont un sens de l’espace privé très développé, alors, quand nous devons caser des nouveaux, il y a des difficultés. Je les comprends, concède la jeune directrice du camp. Mais on n’a pas d’autre solution, car les nouveaux doivent aussi trouver leur place. » Justement, aujourd’hui, un groupe d’une dizaine de personnes, essentiellement des femmes et des enfants en bas âge, dont un bébé d’un mois, viennent d’arriver. La police les fait descendre du camion avec leur baluchon, qui sera minutieusement fouillé, tout comme eux. Ils sont soulagés d’être sur la terre ferme, de sentir cette odeur de lentilles qui flotte dans l’air, mais leur regard est craintif. Du camion, ils passent sans explications dans une sorte d’enclos fermé par des grillages, où les attendent des hommes en uniforme avec des masques et des gants.

Depuis quelque temps, ces arrivées sont plus soutenues, 85 pour cette seule journée. « Avec les beaux jours, on redoute qu’il en arrive de plus en plus, confie Maria. On fera ce qu’on pourra. On n’a pas le choix. » D’ailleurs, il a fallu étendre le camp. C’est la fameuse « extension 5 » : des tentes à même le sol, de grands hangars en tôle pour les plus chanceux. Bientôt il y aura l’air conditionné et des bâtiments en dur. Tous les migrants en parlent avec dégoût à cause des rats et des punaises de lit. « On est à proximité immédiate de la forêt, s’énerve Maria. Alors, si on jette de la nourriture par terre, si on stocke des réserves dans les tentes alors que c’est interdit justement pour ne pas attirer les rongeurs, il ne faut pas s’étonner ! »

Les toilettes et les douches sont peintes en couleurs vives par les migrants eux-mêmes. « Pour bien différencier les sanitaires des hommes de ceux des femmes », nous explique, gênée, Maria. Ce sera sa seule allusion aux violences sexuelles, nombreuses selon les rapports des ONG. Elle ne parlera pas non plus des tensions interethniques, ni du harcèlement religieux, qu’elle assure n’avoir jamais remarqué. Pourtant, deux réfugiés syriens, l’un druze athée, le capitaine Jubran Alhalabi, 36 ans, et l’autre, jeune steward de 23 ans converti au christianisme et qui refuse de donner son nom par peur de représailles, nous assurent avoir été agressés plusieurs fois. Jubran est toujours dans le camp, mais il part tous les matins courir 15 kilomètres et ne rentre que le soir « dormir avec les rats ». Sa demande d’asile a été refusée par deux fois. Il va rentrer en Syrie, où il sait que seule la mort au front l’attend. « Mais au moins je mourrai dans mon pays avec ma dignité. Je pensais vivre ma laïcité en Europe, mais l’Europe n’est pas celle que j’attendais. » L’autre réfugié syrien a quitté le camp. « C’était invivable, on me demandait tous les jours pourquoi je ne lis pas le Coran, pourquoi je ne fais pas la prière », rapporte-t-il. Il va retourner en Turquie, sans dire qu’il est converti, et tenter de retrouver sa famille, réfugiée depuis longtemps là-bas. « La Turquie est grande, ici je tourne en rond depuis dix-huit mois. Toute l’île est une prison et je ne peux rien faire de ma vie. »

Plus loin, des migrants d’Afrique nous apostrophent : « C’est la merde à Samos, la galère totale. » On les retrouve à la sortie du camp. Ils refusent de donner leurs noms. Leurs témoignages laissent sans voix. « Quand tu touches la peau des Blancs, afghans ou syriens, ils s’essuient ensuite, comme par peur d’une maladie. » Comme tous les autres, ils ne savent pas où en est leur dossier. « On ne sait rien, on ne nous dit rien, on est comme le chien qui regarde la télévision… »

Seuls les volontaires et les ONG atténuent cette situation explosive. Yasimo Kahagia a instauré la cérémonie du thé tous les jeudis à 19 heures dans le parc de la ville : « L’idée est d’être ensemble, on parle, on écoute de la musique. Tous retrouvent ici une sorte de normalité que le camp ne peut pas leur donner. » Comment le pourrait-il ? Pour Kostas Psychachos, coordinateur de Médecins sans frontières à Samos, le problème, c’est l’accord UE-Turquie lui-même. « On est piégés depuis deux ans dans cette situation d’enfermement sur les îles pour empêcher les migrants d’arriver sur le continent. Les gens sont condamnés à une longue attente. Il y a l’usure, la fatigue. Nous avons des cultures différentes qui ne se comprennent pas toujours entre elles, et on se trouve dans une situation de coexistence telle que l’on ignore à quel moment ce mélange peut tourner court ».

Coïncidence, le hotspot de Samos est situé près du quartier où, il y a soixante-dix ans, les Grecs chassés de Turquie avaient établi le leur. Mme Alisavo, fille de réfugiée grecque, y tient sa taverne. Comme la plupart des habitants de l’île, elle accuse une certaine fatigue de cette situation. « On a beaucoup accueilli les réfugiés de guerre. En leur donnant de la nourriture, des vêtements, tout ce dont ils avaient besoin. Mais il y a la crise et, si l’on observe tout ce qu’ils reçoivent, c’est plus que ce que les habitants de l’île dans le besoin ont… Les choses ont changé, on a peur de cet autre monde qui s’est installé ici. »

Pour éviter que cette peur ne bénéficie à l’extrême droite, qui attend en embuscade, les avocats des îles où échouent les migrants et ceux de nombreuses ONG ont déposé un recours devant le Conseil d’État pour annuler la restriction géographique qui limite les mouvements des réfugiés demandeurs d’asile. Verdict dans trois à quatre mois, mais Ankara a prévenu : si ce recours est accepté, ce sera la fin du traité UE-Turquie. Elle n’acceptera aucun renvoi de migrants du continent.

Monde
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