Radio France au régime néo-management

Sibyle Veil a le profil macroniste idéal pour mener la réforme de l’audiovisuel public voulue par le gouvernement.

Hugo Boursier  • 18 avril 2018 abonné·es
Radio France au régime néo-management
© photo : Sibyle Veil lors de son audition par le CSA, le 11 avril 2018.BERTRAND GUAY/AFP

Il y a deux écoles concernant le mythe du vendredi 13 : les superstitieux optimistes s’en réjouissent quand les pessimistes y voient une malédiction à venir. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a donc choisi l’option la moins risquée en annonçant la veille, jeudi 12 avril, sa décision relative à la présidence de Radio France. Et, puisque deux précautions valent mieux qu’une, le gendarme de l’audiovisuel a fait le choix de la continuité. Parmi six candidats, les membres du Conseil ont retenu Sibyle Veil (1), haute fonctionnaire et directrice déléguée de Mathieu Gallet, chargée des opérations et des finances depuis mars 2015.

Ce mercato intervient dans un contexte particulier. Le 1er mars, les « sages » ont démis Mathieu Gallet de ses fonctions à la tête de la Maison ronde, après sa condamnation en première instance pour délit de favoritisme. Quelques semaines plus tôt, Françoise Nyssen, ministre de la Culture, et Nicole Belloubet, garde des Sceaux, avaient publiquement rappelé le « devoir d’exemplarité » qui incombe à ceux qui exercent cette fonction. Le gouvernement perdra toute crédibilité après le lapsus malheureux du député LREM Gabriel Attal, sur France Inter : « On est en train de nommer le président de Radio France, enfin on… Le CSA. »

L’affaire n’est pas terminée : un mois après avoir dû quitter son poste, Mathieu Gallet a déposé un recours au Conseil d’État, dans lequel il déplore « les pressions politiques » et « l’ingérence du pouvoir » sur le CSA. Il faut dire que l’indépendance de l’institution, au moment de nommer les présidents successifs de France Télévisions, n’a pas toujours convaincu. Notamment concernant Delphine Ernotte, désignée le 23 avril 2015. Réunis à huis clos, les membres du Conseil avaient refusé de donner les noms des candidats en lice et s’étaient vu accuser d’appliquer une « procédure antidémocratique », selon les sociétés des journalistes de France 2 et France 3 (2).

Pour ne pas réitérer cette mauvaise expérience, le CSA avait donc organisé toute la semaine dernière des auditions ouvertes au public avant un entretien privé réalisé par les membres du Conseil. Une procédure éphémère : la réforme de l’audiovisuel public envisage que ses futurs dirigeants soient nommés par les conseils d’administration. Avec sa voix calme et son regard rivé sur les visages attentifs des sages, Sibyle Veil a en tout cas réussi sa prestation. « Le CSA recherchait un interlocuteur qui connaisse les arcanes de la Maison ronde », dit-on dans les couloirs de la tour Mirabeau. Son expérience de trois ans à Radio France était-il son seul atout ?

Si le nom de Sibyle Veil n’est pas connu du grand public, Emmanuel Macron, lui, le connaît bien. Nés tous deux en 1977, c’est au sein de la fameuse promotion Senghor de l’ENA qu’ils font connaissance. Quand la première entre au cabinet de Nicolas Sarkozy à l’Élysée en 2007, comme conseillère en charge du travail, de la santé et du logement, le second entame l’écriture du rapport Attali pour la libéralisation de la croissance française, commandé par le Président. Jusqu’en 2010, avec son mari, Sébastien Veil, qui travaille aujourd’hui chez PAI Partners, un fonds d’investissement français, Sibyle Veil travaille à l’Élysée sous la houlette de Raymond Soubie, le spécialiste des questions sociales pour les hommes de droite (3).

« Il fallait quelqu’un qui soit à l’aise avec les questions institutionnelles et les façons de mener des réformes », précise-t-on au CSA. La stratégie de Sibyle Veil repose sur un mot, qui n’est pas étranger au lexique libéral de l’Élysée : « transformation ». Sur le projet de 22 pages qu’elle a fourni aux membres du Conseil, il apparaît au moins dix fois. Pour celle qui a été choisie pour diriger les travaux à Radio France après la grève historique de 28 jours en 2015, le calendrier est clair. Dès l’automne, il s’agira de mener une réforme interne afin de « penser avec les partenaires sociaux la transformation des métiers, arrivés au bout d’un modèle, créer une agence de la transformation relayée par des agents de la transformation, qui seront des coachs formés aux nouveaux principes de management ».

Ce programme ne surprend pas au vu du parcours de l’énarque. De 2010 à 2015, elle a été la directrice du « Pilotage de la transformation » de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris). En charge des plans stratégiques de 2010-2014 et de 2015-2019, elle s’est penchée sur la « gestion des flux et l’optimisation des capacités », comme elle l’indique sur son CV, en déployant « une démarche de lean management (4) ». Marise Dantin, secrétaire générale CGT à l’hôpital Cochin, ne l’a jamais rencontrée, mais elle a subi les grandes lignes de ses projets. « Son management a consisté à réaliser des mutualisations de services. C’est le joli mot qui remplace celui de suppression d’emplois. Ici, nous avons augmenté notre activité de 10 % en récupérant celle de plusieurs autres hôpitaux parisiens. Pourtant, notre effectif a baissé. L’hôpital est devenu une entreprise. » Pour Anne Gervais, qui l’a côtoyée comme vice-présidente de la Commission médicale des établissements, Sibyle Veil est « d’un contact aimable ». « Si elle n’est pas personnellement responsable de la mise au pas des services publics, elle correspond au modèle du néo-management issu des bancs de l’ENA. Le terme de “pilotage” veut tout dire. C’est un poste éloigné du terrain et qui va droit dans le mur. »

À la différence de son poste à l’AP-HP, celui que Sibyle Veil occupera à la tête de Radio France sera bien plus décisionnel. En attendant, ses collaborateurs s’accordent sur l’amabilité de l’ancienne directrice déléguée. « C’est quelqu’un d’abordable, qui discute et donne le sentiment d’écouter », décrit Philippe Ballet, délégué syndical Unsa. « Elle fait ce qu’elle dit et dit ce qu’elle fait », ajoute Lionel Thompson, élu CGT au conseil d’administration. Si ce trait de caractère se confirme, son projet de réformes internes a de quoi inquiéter, notamment parce qu’il semble se fondre parfaitement dans la future réforme de l’audiovisuel public, qui arrive en fin d’année. Celui-ci prévoit la mise en place de « synergies » entre chaînes, comme France Bleu et France 3, ou un service international commun parmi les fréquences de Radio France. Avec comme horizon la création d’un « média global », quitte à perdre la singularité des antennes.

« Ce serait une perte de diversité pour l’auditeur, qui devra écouter des productions formatées », estime Jean-Paul Quennesson, autre membre du conseil d’administration et syndiqué à SUD_. « Tout l’enjeu est de proposer à l’auditeur non pas ce qu’il aime mais ce qu’il serait susceptible d’aimer en le découvrant. »_ Un principe qui pourrait évoluer avec le poids de la technologie dans les décisions éditoriales, puisque l’ancienne de l’AP-HP souhaite développer un algorithme capable de proposer des services « personnalisés », afin que l’utilisateur puisse « construire lui-même sa radio ».

Apprendre à faire plus et mieux avec moins : tel est le message qui sous-tend le projet de Sibyle Veil. En cela, il est en phase avec celui du gouvernement pour l’audiovisuel public, puisque 500 millions d’euros pourraient être économisés jusqu’en 2022 (5). Cette politique a un nom : l’austérité. Jean-Paul Quennesson prévient : « Si, derrière le vocable de transformation, il s’agit de faire de nous de bons petits soldats hyper-polyvalents et productifs, il va y avoir un problème majeur. » La pente sera-t-elle raide pour la Maison ronde ?

(1) Les autres candidats étaient François Desnoyers, Guillaume Klossa, Bruno Delport, Christophe Tardieu et Jérôme Batout.

(2) Le Monde, 21 avril 2015.

(3) Raymond Soubie a conseillé les Premiers ministres Jacques Chirac et Raymond Barre.

(4) Voir Politis, 24 mai 2017.

(5) Les Échos, 12 avril 2018.

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