Corées : oui à la paix, non à la réunification

À l’approche de la rencontre entre Donald Trump et Kim Jong-un, la perspective d’une réunification se réactive, entre volontarisme et désintérêt.

Eva John  • 6 juin 2018 abonné·es
Corées : oui à la paix, non à la réunification
photo : Les jeunes Sud-Coréens sont plus concernés par les prix de l’immobilier et le chômage que par la nécessité de s’unifier.
© Ramil Sitdikov/Sputnik/AFP

Au moment de la poignée de main historique entre le président sud-coréen Moon Jae-in et le leader nord-coréen Kim Jong-un, le 27 avril au matin, les journalistes sud-coréens rassemblés en masse dans la grande salle de conférences du Kintex, en banlieue de Séoul, n’ont pas pu retenir leurs cris et leurs applaudissements. S’il y avait déjà eu, en 2000 et en 2007, des rencontres au sommet entre Kim Jong-il, le père de l’actuel dirigeant nord-coréen, et les présidents sud-coréens de l’époque, Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun, c’était la première fois que l’un des représentants de la dynastie Kim franchissait la ligne de démarcation. C’était aussi la première fois que le sommet intercoréen était retransmis en direct et pendant de longues heures, laissant aux téléspectateurs médusés une impression de spontanéité très inhabituelle en matière de relations intercoréennes. Entre les deux pays encore officiellement en guerre depuis l’armistice de 1953, les communications sont en effet rares et limitées : pour un Sud-Coréen, il est interdit de se rendre de l’autre côté de la frontière ou de passer un coup de téléphone vers Pyongyang.

Dans ce contexte, pas étonnant que les accolades entre Kim et Moon, tout comme l’image des deux délégations coréennes défilant sous un même drapeau représentant une péninsule unifiée aux Jeux olympiques de PyeongChang, en février, aient suscité beaucoup d’émotion à Séoul. Après de longs mois de tensions, de tirs de missiles et un dernier essai nucléaire nord-coréen en septembre 2017, ce nouveau climat de détente a relancé les discussions autour d’une éventuelle réunification coréenne. La « Déclaration pour la paix, la prospérité et la réunification » signée par les deux leaders le 27 avril, réaffirme d’ailleurs noir sur blanc l’objectif de réunifier deux peuples « unis par le sang ».

« Je pense que les deux Corées doivent se réunifier. On était un seul et même pays et nous avons été divisés à notre insu par les États-Unis et l’URSS, alors en pleine guerre froide », raconte Hyeon-chol, trentenaire et employé de bureau. « La Corée du Sud, qui souffre d’un faible taux de natalité, ne compte même pas 50 millions d’habitants. Avec le Nord, elle serait plus compétitive, renchérit son épouse, Miyeon, qui, comme lui, est une partisane du président progressiste Moon Jae-in. L’atmosphère a complètement changé depuis la dernière élection présidentielle. Sous les deux présidents précédents, le Nord était présenté comme l’ennemi. Aujourd’hui, on le voit plutôt comme un compagnon de route. »

Mais la réunification coréenne reste un sujet sensible et qui divise. Longtemps considérée comme un objectif intangible, elle est de plus en plus boudée par des jeunes, qui osent affirmer qu’ils ne veulent pas en payer le prix et qu’ils se satisferaient très bien d’un traité de paix entérinant la division et instaurant la liberté de circuler entre les deux États. Il y a encore peu de temps, un tel discours aurait été impensable. Mais au fil des ans, alors que les deux pays ont pris des chemins radicalement différents, les liens avec le Nord n’ont cessé de se distendre. Aujourd’hui, ils se sentent plus proches des jeunes de New York que de ceux de Pyongyang. Et ils sont plus concernés par la flambée des prix de l’immobilier et l’augmentation rapide du chômage que par la nécessité de s’unifier. « La réunification ? Je n’y pense pas souvent. Il y a bien d’autres choses qui me préoccupent : mon avenir, mon niveau de français, les particules fines, l’argent, etc. Mais cela ne signifie pas que ces sujets ne m’intéressent pas : si je tombe sur des articles qui en parlent, j’ai tendance à les lire », explique Ené, étudiante dans une école de traduction. « Je dirais que si les Sud-Coréens sont mes frères, les Nord-Coréens sont mes cousins. Quant aux autres réfugiés, les Syriens par exemple, ce sont des étrangers », estime-t-elle.

Selon l’institut de recherche Asan, environ un quart des moins de 30 ans se disent indifférents à la question de la réunification. Les sondages indiquent également que très peu de Coréens souhaitent qu’elle intervienne rapidement, la vaste majorité d’entre eux estimant prudemment que le moment idéal « dépend des circonstances ». Il faut dire que les sept décennies de séparation rendent le scénario bien abstrait et difficile à imaginer. La chute brutale de la RDA, seul point de comparaison historique, revient immanquablement dans les esprits. À Séoul, séminaires et conférences sont régulièrement organisés pour tirer les leçons de l’exemple allemand. Pourtant, si le parallèle est tentant, il présente des limites évidentes. Alors que le ratio de population entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est était de 4 pour 1 et l’écart de revenus de 100 pour 25, le ratio de population entre la Corée du Sud et la Corée du Nord est de 2 pour 1 et l’écart de revenus de 100 pour 3. En cas d’effondrement du régime de Kim Jong-un, le coût d’une réunification coréenne serait donc bien plus élevé, avec des taux d’intérêt très volatils, un large surendettement et de nombreuses faillites d’entreprises. Face à ce tableau sombre auquel s’ajoute un risque de déstabilisation de la région, de nombreuses voix prônent « la politique des petits pas » : un rapprochement progressif via une augmentation des échanges, économiques notamment. L’ex-Présidente Park Geun-hye a eu beau tenter, il y a quelques années, de convaincre que se réunifier reviendrait à toucher le jackpot, à créer des emplois et à renforcer l’économie, beaucoup restent sceptiques.

Au-delà du coût, c’est aussi la coexistence avec leurs « frères » nord-coréens qui fait peur aux Sud-Coréens. « Ce qui m’inquiète, c’est que nombre de Sud-Coréens n’hésitent pas à prononcer des discours haineux envers les minorités, parmi lesquelles les transfuges », confie Ené. À l’heure actuelle, les quelque 31 000 réfugiés nord-coréens peinent beaucoup à s’intégrer à la société sud-coréenne. Ju Yeo-jin, qui a fui la Corée du Nord en 2005, a éprouvé ces difficultés. « Le premier obstacle auquel tous les réfugiés nord-coréens sont confrontés, cela reste notre accent très reconnaissable. On est tout de suite catalogué et cela rend l’intégration difficile. Si les deux Corées venaient à être réunifiées, j’aimerais montrer aux Nord-Coréens que les Sud-Coréens sont de bons citoyens et, inversement, prouver aux Sud-Coréens que les Nord-Coréens ne sont pas les méchants qu’ils s’imaginent. »

Pour la chercheuse nord-coréenne Hyun Inae, qui a fait de la « resocialisation politique » son sujet de recherche de prédilection depuis qu’elle a fait défection au Sud, les autorités devront mettre en place une politique de rééducation à la vie civique et à la démocratie à destination des Nord-Coréens. De leur côté, les Sud-Coréens devront aussi beaucoup apprendre… en matière de tolérance. « Nous ne sommes pas habitués à être confrontés à l’autre, nous n’avons pas vraiment appris à respecter les autres cultures. Si l’on admire tout ce qui vient de l’Occident, force est de constater que nous traitons souvent les Nord-Coréens, ainsi que les immigrés d’autres pays, comme des citoyens de seconde zone. Il sera donc important d’éduquer les générations futures à l’ouverture au monde », assure Kim Jiyoon, de l’institut Asan.

Face au manque d’enthousiasme des jeunes, les autorités sud-coréennes tentent pour l’instant, tant bien que mal, de donner une image positive de la réunification. Le ministère de la Réunification multiplie les campagnes de sensibilisation prônant la restauration d’une identité nationale perdue. Le problème, c’est que l’argument ethnique parle essentiellement aux plus âgés, les seuls susceptibles de connaître des personnes de l’autre côté du 38e parallèle. Les jeunes, eux, voient de plus en plus les Nord-Coréens comme des étrangers, si ce n’est comme des ennemis. « Le gouvernement devrait plutôt expliquer la nécessité de la réunification en des termes réalistes […] et insister sur les bénéfices à tirer en matière de sécurité. […] Il faut promouvoir les échanges culturels de façon systématique et sur le long terme », recommandait en avril un rapport de l’institut Asan.

Si beaucoup d’inconnues demeurent, c’est aussi parce que la question intercoréenne dépasse les contours de la péninsule, comme sont venues le rappeler les tergiversations de Trump à propos de sa rencontre avec Kim Jong-un, prévue à Singapour pour la mi-juin. Et bien que le Président Moon Jae-in ait vu sa cote de popularité grimper au printemps, pour beaucoup, la méfiance est de mise. « La rencontre entre Moon et Kim a été un très beau moment, mais je crois qu’on doit tout de même rester prudents et rationnels, en essayant de ne pas trop se laisser submerger par nos émotions. On a déjà connu deux sommets intercoréens par le passé. À l’époque, on avait aussi l’espoir d’une amélioration des relations. Cet espoir est resté vain », rappelle amèrement Gil Gwank-sub, ancien fonctionnaire à la retraite. À côté de lui, sa fille Kyungsun, jeune trentenaire, tempère : « Oui mais au moins, depuis les récents événements qui ont défrayé la chronique, on parle souvent de réunification entre amis ou en famille. Et même entre jeunes et moins jeunes. C’est assez nouveau. »

Eva John Correspondance à Séoul.

Vient de publier Rencontre entre les deux Corées : l’impossible réunification ?, éditions Hikari.

Monde
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