La Coupe du monde, une longue histoire politique

Événement planétaire, la Coupe du monde de football masque à peine les enjeux géopolitiques du moment. Petite revue d’éditions passées, où la grand-messe du ballon rond faisait écho à l’état du monde.

Denis Sieffert  et  Didier Delinotte  • 6 juin 2018 abonné·es
La Coupe du monde, une longue histoire politique
photo : L’équipe de France lors d’un match de Coupe du monde contre l’Autriche, le 27 mai 1934, en Italie.
© STR/AFP

On connaît les Jeux olympiques de Berlin en 1936, on connaît moins la Coupe du monde de football de 1934 en Italie, qui n’a, il est vrai, laissé aucune trace cinématographique. On peut pourtant dire que Mussolini a devancé Hitler de deux années dans l’exploitation d’un événement sportif à des fins de propagande. Pour la deuxième Coupe du monde de l’histoire, tout avait été organisé pour ne pas contrarier le dictateur. Le parcours du pays hôte avait été savamment balisé pour qu’il parvienne en finale dans une compétition qui opposa seize équipes, du 27 mai au 10 juin, dans huit villes italiennes. Les historiens du football en ont retenu l’extrême violence du match Italie-Espagne, en quarts de finale, et la complaisance de l’arbitre belge, Louis Baert, dont le journaliste italien Gianni Brera dira plus tard avec ironie qu’il s’est comporté « en étant bien au courant dans quel pays le match se déroulait… ». À la veille de la finale contre la Tchécoslovaquie, Mussolini se fit menaçant pour ses joueurs : « Si les Tchèques jouent sale, nous, les Italiens, devons jouer plus sale. » Et, comme prévu, le Duce put remettre la coupe au capitaine de la Squadra Azzurra… dans le Stadio del Partito nazionale fascista, à Rome.

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Une coupe bien pleine

Quarante-quatre ans plus tard, en 1978, une autre dictature sanglante tira profit de « son » Mondial. La coupe argentine était organisée sous la férule de Jorge Rafael Videla, connu pour entretenir un effroyable centre de torture dans les sous-sols de l’École supérieure de mécanique de la Marine et organiser les vols de la mort qui consistaient à précipiter ses opposants dans la mer du haut d’un hélicoptère. En France, les manifestations se multipliaient au cri de « la coupe est pleine, Videla ! ». Maurice Clavel, André Glucksmann et BHL avaient pris la tête de la mobilisation, dont Libération était devenu l’organe central. Mais rien n’y fit. Et sans la moindre vergogne le capitaine de l’Albiceleste, Daniel Passarella, finit par brandir le trophée après un parcours marqué par de nombreux litiges et pénaltys parfois imaginaires. L’équipe d’Argentine venait de cautionner la tragédie historique de tout un peuple. On avait cru un moment que l’absence du grand Johan Cruyff témoignait d’un sursaut de conscience politique. C’était en fait pur hasard : la star du football néerlandais se remettait d’une tentative d’enlèvement… L’équipe d’Argentine avait déjà mauvaise réputation, depuis qu’elle avait défrayé la chronique lors de la World Cup britannique en 1966. Son capitaine, Antonio Rattín, expulsé pour avoir insulté l’arbitre, refusa de sortir et fut raccompagné au vestiaire par les policiers, non sans avoir défié au passage la famille royale. Rattín fit ensuite une carrière politique très à droite.

Il arrive même que la Coupe du monde provoque une guerre, une vraie guerre. Ainsi, le Honduras et le Salvador, deux petits pays d’Amérique centrale se battent, en 1970, pour une place qualificative pour le Mondial mexicain. Au départ, une réforme de l’oligarchie au pouvoir au Honduras contre les immigrés salvadoriens, condamnés à quitter leur pays pour subsister. Les paysans salvadoriens sont maltraités par des milices paramilitaires et leur chef d’État tance son homologue hondurien. Le pouvoir à Tegucigalpa, capitale du Honduras, est contesté par des manifestations estudiantines et syndicales qui lorgnent vers Cuba. La diplomatie Nixon-Rockefeller est inquiète. C’est l’occasion pour le pouvoir en place, issu d’un coup d’État, de détourner la colère sociale en xénophobie. Un match de football fera l’affaire.

Le feu aux poudres

Le match aller a lieu à Tegucigalpa. Le pays est en grève, des clous sont répandus sur les routes, les joueurs salvadoriens sont importunés. Ils perdent 1 à 0, puis se laissent aller à des propos peu amènes sur l’adversaire comme sur le pays. Pour le match retour, les Honduriens sont attendus au tournant. Leur hôtel est incendié, les supporters tabassés et les joueurs harcelés. Victoire de Salvador 3-0. La belle est prévue à Mexico, sur terrain neutre. La frontière entre les deux pays est fermée. Le Salvador l’emporte, mais la victoire donne lieu à des exactions au Honduras : Salvadoriens molestés, femmes violées, hôpitaux débordés. L’activité économique entre les deux pays est réduite à zéro. Lopez Arellano, le président hondurien, craint de passer pour faible auprès de son opinion publique après la défaite, alors que le gouvernement salvadorien veut en finir avec lui et sa politique xénophobe. Juste après le match de Mexico se produisent de nombreux incidents de frontière qui précèdent des escarmouches militaires. Le vice-consul du Salvador est assassiné et les relations diplomatiques sont rompues. Le 14 juillet 1969, un avion militaire salvadorien lâche une bombe sur Tegucigalpa. C’est le début de la guerre de Cent Heures, dont le Honduras sort victorieux mais au prix de trois mille morts. Si la guerre éclair était terminée, le conflit frontalier ne prendra fin qu’en 1992 après un arbitrage de la Cour internationale de justice (1).

Plus près de nous, en Europe, c’est la Yougoslavie de 1982 qui étonne. Les « Brésiliens de l’Europe », réputés meilleurs joueurs du continent, bégaient leur football, passent leur temps à s’invectiver entre Serbes, Croates et Bosniaques. Comme un avant-goût amer de la guerre civile qui allait, dix ans plus tard, déchirer la Yougoslavie. Quant à l’Afrique, elle a tardé à entrer dans la Coupe du monde. Jusqu’au début des années 1970, elle était systématiquement éliminée après des matchs d’appui contre les vainqueurs des groupes Asie-Océanie ou Concacaf (Amérique centrale et du Nord). En 1970, seul le Maroc fait une timide apparition. En 1974, le Zaïre de Mobutu réussit quelques prestations remarquées dans un groupe « impossible » avec le Brésil et la Yougoslavie. Côté propagande, le dictateur zaïrois peut se consoler avec le fameux championnat des poids lourds Muhammad Ali-George Foreman, le 30 octobre à Kinshasa. Mais c’est une autre histoire…

C’est en 1990, en Italie, que l’Afrique prendra sa vraie revanche avec le Cameroun de Roger Milla, l’avant-centre sans âge des Lions indomptables. Cette année-là, le Cameroun enthousiasme le public, avant de subir face à l’Angleterre une défaite imméritée en quarts de finale. Mais Roger Miller, dit Milla, est la vedette de cette édition.

En 1982, le scandale du siècle (pour le football) était advenu aux dépens de l’Algérie. Lors d’un match qualificatif pour les quarts de finale entre l’Allemagne et l’Autriche, un nul, ou une défaite par un but d’écart, suffisait aux deux équipes pour se qualifier. Et que croyez-vous qu’il arriva ? Au terme d’un match soporifique, où le ballon est resté au milieu du terrain et où les joueurs des deux camps ont joué à la baballe, l’Allemagne l’emporta… par un à zéro. Un match de la honte (encore appelé « pacte de non-agression de Gijon »), qui éliminait l’Algérie dans un condensé de mépris colonialiste. La presse algérienne se déchaîna et Harald Schumacher, le futur bourreau de l’équipe de France, avouera plus tard que ce match avait été truqué. Une évidence ! Plus tard, les Aigles du Nigeria et les Lions de la Teranga sénégalais mettront l’Afrique encore plus à l’honneur. Et le continent aura même sa Coupe du monde, en 2010, en Afrique du Sud. Une compétition de triste mémoire pour le football français marqué par un « scandale national », lorsque les Bleus refusèrent de s’entraîner pour protester contre l’éviction de Nicolas Anelka, accusé d’avoir insulté l’entraîneur. Le sociologue Stéphane Beaud en tira un livre remarquable (2), dans lequel il analyse le lynchage politique dont fut victime cette équipe, la première issue des cités, par opposition à la « glorieuse génération » de 1998, les fameux « black-blanc-beur », de Zidane et Deschamps, représentative des classes moyennes (3). Car la France non plus n’échappe pas à toute sorte d’exploitation politique.

On redoute aujourd’hui que la Coupe du monde en Russie soit particulièrement violente, au moins en dehors des stades. Le hooliganisme étant là-bas sport national. Les supporters russes ont déjà prouvé, lors de l’Euro français, leurs capacités de nuisance, notamment face à leurs homologues anglais. À moins que Vladimir Poutine, homme d’ordre, ne veille personnellement à canaliser l’ardeur de ses supporters.

(1) La Guerre du foot, Ryszard Kapuscinski, Plon, 2003.

(2) Traîtres à la nation ?, coécrit avec Philippe Guimard, La Découverte, 2011.

(3) Lire aussi Politis n° 1505.

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