Pascale Martineau : Femme de scène, voix des révoltes

Pascale Martineau, auteure et interprète de la pièce tragi-comique Anna, explore l’enfermement et la liberté. Intransigeante.

Jean-Claude Renard  • 6 juin 2018 abonné·es
Pascale Martineau : Femme de scène, voix des révoltes
© photo : Corinne-Marianne Pontoire

Une gamine franchement perturbée envahit l’espace de la scène. Elle gesticule, cherche sa place. Et se remémore. Alors qu’elle avait 9 ans, son père l’a conduite ici, dans une espèce d’institut psychiatrique qu’Anna croit être une école, certes un peu spéciale, mais une école malgré tout. Elle espère bien y retrouver sa sœur Lisa, et tombe nez à nez sur un médecin. Elle est folle, qu’a dit son père en la déposant comme un colis. Elle ne l’a plus revu. Ça fait toujours un père de moins. Fébrile, fragile, un brin agitée du bocal, chialeuse aussi, pour sûr, elle n’est pas seule dans sa tête, tournant comme un sèche-salade, qui vient, va, repart, accoste. Elle doit alors se débrouiller seule, faire face, affronter, contourner les règles pour exister, et grandir, mûrir dans les mailles de l’interdiction, s’affranchir, cogitant ferme. Les années passent, l’institut demeure, l’enfermement avec, jusqu’au moment de fuir, de s’évader dans un rêve fou, la caboche ébouriffée, emportée par le flot de ses paroles, avec sa logique en vrac, fabriquant du faux avec du vrai, voire inversement. Anna songe sans doute à une grande maison, avec des tas de fenêtres, avec presque pas de murs et qu’il fera bon y être. Et que si c’est pas vrai, c’est quand même peut-être.

Pièce tragi-comique, violente, vociférante, tirant davantage vers le tragique farouche, Anna décline un regard qui ne s’arrête pas à ce qu’il voit, mais traque les couleurs et la lumière pour supporter le poids de l’existence. Une pièce qui tient et repose sur le verbe, en un soliloque ahuri, sur une parole qui n’est pas celle du réel mais une hallucination du réel, où le corps dérouille, désarticulé, estropié, cadenassé. Révolté aussi. Pascale Martineau a écrit ce texte en 2002, avant de le monter elle-même sur scène et de le jouer. Un texte éructé, sorti d’un diable Vauvert inconnu, rédigé en un seul après-midi, comme s’il y avait urgence. Sans plus de rides, avec le même esprit labyrinthique, la même sensation d’un mélange d’asphyxie et de liberté explosive, la comédienne le reprend aujourd’hui. Avec plus de maturité, tenant plus fermement encore le texte au collet.

Le théâtre, une évidence

À regarder de près, Anna pourrait être le saillant d’une trajectoire théâtrale. Née à Paimbœuf, en Loire-Atlantique, en 1969, fille d’un ouvrier à l’Aérospatiale et d’une mère au foyer, Pascale Martineau plaque ses études très tôt pour suivre le cours Simon (1987-1989). Le théâtre, comme une évidence, vocation et sacerdoce. « Peut-être parce que j’ai eu très tôt la sensation que c’était le meilleur moyen de se faire entendre, confie-t-elle, l’œil un tantinet goguenard et amusé. Les mots, non plus seulement dits mais également incarnés, respirés, tus parfois, mais de manière visible, les mots en regards, permettent de se faire comprendre au mieux. Petite, quand j’étais en voiture avec mes parents, je regardais les hommes, les femmes, les groupes de gens de différents âges qui marchaient dans la rue, je les voyais juste le temps de les dépasser, mais ces quelques secondes-là suffisaient à échafauder un tas d’histoires. En fait, j’essayais d’“être eux” d’une certaine manière, de comprendre ce qui fait qu’on est une personne plutôt qu’une autre. Ça m’intéressait de savoir comment c’est d’être l’autre, comment c’est de ne pas penser dans ma tête et de se mettre à la place de l’autre pour mieux le comprendre. »

Ce rapport à l’autre qui conduit à la scène, après avoir endossé le rôle de Rosa Luxemburg, dans Étoiles rouges (1990), de Pierre Bourgeade, et joué dans Le Malentendu de Camus, la jeune comédienne va l’éprouver à travers deux écoles dans sa formation complémentaire. Auprès de Sergueï Zemtsov et d’Igor Zotolovitski, en 1994, adeptes de la méthode Stanislavski, pour qui « l’acteur devait apprendre à se laisser complètement envahir par son personnage, jusqu’à le vivre, guidé par ses intuitions et son instinct, en passant par une étude complète de son histoire. Avec Igor et Sergueï, c’était beaucoup de travail en amont, des lectures, des analyses sur la construction du passé avant le présent, tout un travail intellectuel pour aboutir à un travail intuitif. On partait de la tête pour toucher le cœur ». Avec John Berry, réalisateur et acteur américain victime du maccarthysme et exilé en France, qu’elle rencontre en 1996, trois ans avant sa mort, « il s’agissait de partir de la compréhension intuitive de tout ce qui n’est pas dit, en se reposant sur l’intelligence du texte ». De lui, Pascale Martineau se souvient encore « de sa jeunesse incroyable, à près de 80 ans, de ses qualités de directeur d’acteurs, de grands moments de travail sur le plateau et de soirées incroyables à manger des glaces et à fumer ! » Dans les deux cas, les deux méthodes, le but reste le même : un théâtre d’incarnation et non d’abstraction.

Et c’est avec cette double formation que la comédienne va endosser les rôles. Gelsomina d’abord, adapté de Pierrette Dupoyet, l’auteure adaptant elle-même le scénario de La Strada de Fellini (tourné en 1954), donnant la part belle au personnage féminin, avec ses mots, son errance sur les routes, ses espoirs, ses rêves, ses désillusions. Déjà une histoire de paroles, de solitude et de temps qui passe. Vont se succéder, notamment, La Dispute, de Marivaux, Le Journal d’une femme de chambre, de Mirbeau, Lettre d’une inconnue, de Zweig, Le Coq rouge, de Louise Michel, Une journée particulière, d’Ettore Scola, reprenant le rôle d’Antonietta interprété par Sophia Loren dans le film du cinéaste transalpin, « ne serait-ce que pour jouer face au personnage de Gabriele, incarné par Marcello Mastroianni, poursuivi par la police pour son homosexualité, justement intéressant parce qu’il échappe aux cadres dans lesquels on veut le mettre. Ce n’est pas parce qu’on appartient à une catégorie de gens qu’on n’est pas autre chose, ou plus que ça ! »

Ont suivi encore l’adaptation d’une nouvelle d’Albertine Sarrazin, La Crèche, et son journal de prison, Jane Eyre, de Charlotte Brontë, L’Apprentissage de la liberté, d’après Marguerite Audoux, Récits de femmes et autres histoires, de Dario Fo et Franca Rame, ou encore Retour à la vie, de Charlotte Delbo… Une farandole de pièces mises en scène, jouées, tournées, tout en assurant des cours de théâtre auprès des scolaires, des plus jeunes aux grands adolescents, misant « sur l’écoute, la solidarité, parce qu’on n’est rien sans les autres sur les planches », favorisant surtout « la liberté dans le travail, avec ce qu’ils ont à défendre, leur place à imposer, plus qu’un encadrement resserré, sans les abêtir, sans les infantiliser. Les gamins apportent toujours autre chose sur un plateau, des sentiments, des histoires, des propos »

Tous les innocents

Demeure une constante dans le travail de Pascale Martineau : les exclus, les marginaux, les fragiles. Tous les innocents. Ça ne manque pas. Moins encore du côté des femmes. « Ce n’est pas une obsession, mais un constat : beaucoup de femmes morflent, à qui on n’a pas donné beaucoup de chance, qu’on n’a pas beaucoup écoutées. C’est le cas de Charlotte Delbo ou de Louise Michel », relève la comédienne. « L’injustice est tenace, partout », poursuit-elle. Concernant les écarts de salaires notamment, comme elle a pu l’observer au théâtre mais aussi dans différents petits boulots – hôtesse d’accueil, secrétaire de direction, d’assistance en PAO, en photo, et même manutentionnaire, la nuit, à la gare de Lyon, pour financer ses spectacles. « On a beau dire que les choses ont changé, certains chemins sont fermés aux femmes. Au théâtre, un comédien est un comédien, une comédienne a souvent l’air d’être une fille légère ! Une phrase de Rosa Luxemburg m’a longtemps suivie dans mon travail, un questionnement face à la contradiction apparente et usuelle d’être une femme et une intellectuelle : “Est-ce que je suis vraiment une femme ?” Dans notre métier, soit t’es une nana, soit t’es une intellectuelle, tu ne peux pas être les deux. On met les gens dans une case. »

Parenthèse essentielle dans cette addition de pièces, d’adaptations et d’écritures, l’année 2003, durant laquelle Pascale Martineau participe aux grèves contre la réforme du statut des intermittents du spectacle. « Parce qu’au-delà de la réforme, cela induisait un regard sur la création contemporaine, tout ce qui en dehors de Molière avait la possibilité de dire des choses. » Elle n’est pas alors « une tête pensante, mais dans la rue », avant, pendant et après Avignon, « suicidant même mes spectacles en refusant de jouer », s’expliquant auprès du public devant les portes des théâtres pour justifier ses choix. Mûrie par ses lectures, la comédienne n’a rien perdu de ses exigences. « Je hais les préjugés, la volonté de contrôler et de dominer, l’arrogance et l’autosuffisance. Je refuse d’être, de devenir, ou de laisser croire que je deviens ce que je ne suis pas, de m’asseoir sur mes convictions. C’est l’avantage de jouer Charlotte Delbo ou Albertine Sarrazin. Cela agit dans la vie. Aujourd’hui, on oppose délibérément entre eux les corps de métiers… Ne soyons donc pas dupes ! » Au diapason d’Anna, obstinée et fragile à la fois, éternellement révoltée, la comédienne reste dans l’intransigeance. « Le théâtre, c’est apprendre à dire non. »

Anna, les lumières de l’asile, Pascale Martineau, Le Guichet Montparnasse, Paris XIVe, les vendredi et samedi, jusqu’au 30 juin, 01 43 27 88 61, www.guichet-montparnasse.com

Théâtre
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