« Un couteau dans le cœur » : Un cinéma nommé désir

Dans Un couteau dans le cœur, Yann Gonzalez met en scène avec brio une Vanessa Paradis sans filet, en productrice de pornos gays en proie à des assassinats et à un amour désespéré.

Christophe Kantcheff  • 25 juin 2018 abonné·es
« Un couteau dans le cœur » : Un cinéma nommé désir
© photo : Ella Herme

Même s’il est reparti bredouille de la Croisette – les palmarès cannois ne sont généralement pas accueillants pour ce type de film –, Un couteau dans le cœur, de Yann Gonzalez, avait toute sa place en compétition lors du dernier festival. Pourquoi n’y en aurait-il que pour le réalisme et le naturalisme, y compris les plus pesants, alors que les formes stylisées, puisant aux sources de plusieurs genres, affirmant en l’occurrence une esthétique queer flamboyante, en seraient exclues par nature, reléguées au rang de « curiosités », forcément hors compétition ? De surcroît, des deux cinéastes représentant la nouvelle génération dans la sélection française en compétition, c’est Yann Gonzalez – et de très loin – qui a montré le plus d’audace et le plus d’exigence dans les moyens esthétiques mis en œuvre.

Un couteau dans le cœur est son second long-métrage après Les Rencontres d’après minuit, avec lequel il s’était fait remarquer, imprimant d’emblée une atmosphère et déployant un lyrisme singulier. Le goût du cinéaste pour des histoires à ­plusieurs personnages était aussi déjà notable. Un ou deux d’entre eux peuvent se détacher, mais ceux qu’on appelle les « seconds rôles » ne sont en rien négligés.

Un couteau dans le cœur est forcément une histoire collective, puisque les protagonistes y font du cinéma. Un cinéma hors de la norme sociale : il s’agit de pornos gays, réalisés par une petite société de production dirigée d’une main ferme par une femme, Anne (Vanessa Paradis). L’action se déroule à Paris en 1979, avant l’apparition du sida et ses cohortes de morts. Même s’ils sont sans moyens, les films produits par Anne, des pornos « artisanaux », respirent l’insouciance du sexe libre et la légèreté des histoires écrites avant tout pour susciter le désir. Archibald (Nicolas Maury) est le bras droit de la productrice, metteur en scène et acteur désinhibé, aussi folle que sensible. Les comédiens se donnent autant qu’ils peuvent (en dépit de cachets peu élevés, dont ils se plaignent), leurs défaillances n’étant que passagères grâce à Bouche d’or (Pierre Pirol), jamais loin du plateau et dépanneur orfèvre en matière d’érections, toujours prêt à faire en sorte que l’action puisse être relancée…

Le film s’ouvre sur un événement dramatique : l’assassinat barbare de l’un des acteurs travaillant pour Anne par un homme au visage caché derrière un masque de cuir. La séquence mêle l’horreur et le fantastique, mais elle est aussi traversée par une forme de fantaisie qui se caractérise ici par l’arme du crime (dont on ne dira rien pour préserver la surprise). C’est l’une des grandes qualités du cinéma de Yann Gonzalez : sa capacité à faire coexister des registres divers, voire contraires, comme l’humour et l’effroi, l’étrange et le prosaïque, ou le kitsch et l’authenticité.

Le meurtre inaugural marque le début d’une série éliminant les uns après les autres les comédiens ayant joué dans un même film. Même si l’homophobie n’en est pas absente – le cinéaste suggère plus qu’il ne dénonce le rejet des homosexuels et des trans –, le motif de ces assassinats reste éminemment romanesque. Yann Gonzalez ne dévie pas de sa voie, en même temps qu’il développe une autre intrigue : l’amour fou et désespéré que conçoit Anne pour Loïs (Kate Moran), la monteuse de ses films. Sans doute à bout d’impatience face à une Anne alcoolique et capricieuse, Loïs a décidé de rompre. Mais la passion n’est pas éteinte. Un couteau dans le cœur porte à incandescence la brûlure des sentiments, avec la même innocence et la même cruauté que l’on trouve dans les contes. On songe ainsi à Demy et à Cocteau, sans que ces belles références écrasent le film.

Dans cet univers où tous les comédiens sont à l’unisson, Vanessa Paradis, qui semble jouer sans filet, ce qui est rare à une époque où les stars veulent préserver leur image, et Kate Moran, à la beauté multiple, actrice fétiche du cinéaste, forment un troublant duo des contraires et des attirances. Un couteau dans le cœur est aussi, est surtout un film de femmes.

Un couteau dans le cœur, Yann Gonzalez, 1 h 42.

Cinéma
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