« Une fête sans illusion sur les lendemains sociaux »

Pourquoi un tel engouement populaire autour des Bleus ? Que dit ce phénomène du vivre-ensemble ? L’analyse de Pascal Blanchard et de Christian Bromberger.

Olivier Doubre  et  Jean-Claude Renard  • 18 juillet 2018 abonné·es
« Une fête sans illusion sur les lendemains sociaux »
© photo : ROLLINGER-ANA / ONLY FRANCE

Pascal Blanchard est historien, spécialiste du fait colonial français et de l’histoire des immigrations. Christian Bromberger est ethnologue, directeur de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative, notamment spécialiste de l’Iran. Tous deux sont aussi des amateurs éclairés de football. S’ils affichent d’abord un respect à l’égard des supporters et des foules en liesse, ils évitent de tomber dans le piège du fameux concept de la France « black blanc beur », éprouvé il y a vingt ans, et relèvent combien le football peut être une rare occasion d’unanimité, sans forcément l’épargner d’une dimension politique.

Un jeu de hasard

L’élimination du Brésil, grand favori de l’épreuve, par la Belgique, a déchaîné un flot de commentaires techniques, tactiques, psychologiques. La Belgique ne pouvait pas perdre… Et pourtant, l’événement décisif est intervenu à la 13e minute quand, sur un corner, la balle a ricoché sur l’épaule d’un joueur brésilien pour prendre une trajectoire improbable et rentrer dans le but. Ah si l’acromion de Fernandinho avait été moins saillant ! Un ballon qui a fait aussi un drôle de voyage, c’est celui du but victorieux de France-Australie : 81e minute, tir de Pogba, la balle rebondit sur un défenseur australien, puis frappe la transversale, et retombe à la verticale quelques centimètres au-delà de la ligne. Combien de situations litigieuses ont fait pencher la balance pour une équipe sans que la logique ait été pour quelque chose. « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face du monde aurait été changée », écrivait Pascal. Et si l’épaule de celui-ci, la hanche de celui-là… Et si le poteau… Entre équipes qui se valent, le foot est souvent un jeu de hasard que rationalisent les pronostiqueurs du lendemain. Et pas seulement en hommage à cet extraordinaire joueur belge, Eden Hazard.

Denis Sieffert

Pourquoi, selon vous, faut-il attendre une Coupe du monde de football pour vivre cette liesse, cette communion populaire ?

Pascal Blanchard : Il s’agit d’abord d’un phénomène, en dehors même du sport, dans lequel les nations, ou les peuples, sont tous en concurrence. Ce sont aussi des personnages qui s’affrontent, mondialement connus ou appelés à le devenir. Quelqu’un comme Antoine Griezmann est suivi par plus de 40 millions de personnes sur les réseaux sociaux, tous cumulés. Si l’on additionne tous les followers de l’ensemble des joueurs de l’équipe, cela correspond à au moins quinze fois la puissance de frappe de tout le gouvernement français réuni sur les réseaux sociaux. On a ainsi affaire à des gens qui sont massivement suivis, qui sont des modèles internationaux et considérés comme parmi les meilleurs du monde. Il y a aussi une forte dimension nationale, voire nationaliste, puisque c’est aujourd’hui l’un des derniers moments où l’on hisse des drapeaux, où l’on porte les couleurs et où l’on chante l’hymne national. Tout cela constitue déjà un événement hors du commun. Mais, ensuite, il s’agit de football, qui est l’un des rares « sports-monde ». Sur tous les continents, il y a des licenciés et le foot est présent dans toutes les cultures désormais, au-delà de certaines aires géographiques traditionnelles ou historiques, comme dans le cas du rugby, du cricket ou du baseball. C’est donc bien un « sport-monde », regardé à peu près par toute la planète, y compris par les Chinois et les Indiens aujourd’hui. En outre, il y a bien une dynamique nationale, voire nationaliste, l’exemple de la Croatie étant particulièrement parlant : celui d’une nation qui a besoin de reconnaissance, l’engouement qui s’efforce d’exister en tant que tel depuis la fin de l’ex-Yougoslavie. Avec une équipe nationale qui ne compte quasiment aucun migrant d’origine.

Christian Bromberger : Les occasions d’exprimer une appartenance commune sont rares. Le 14-Juillet, par exemple, semble aujourd’hui un peu désuet. Autre cas de figure, si l’on prend l’occasion d’exprimer une appartenance commune à la suite d’attentats, une partie de la population peut se sentir exclue. Alors que le football demeure une des rares occasions d’unanimité, contrairement à une victoire électorale, où il y a des vaincus, et qui peut diviser. Tout cela rappelle les propos du sociologue Émile Durkheim : « Attester à soi-même et attester à autrui qu’on fait partie du même groupe. » Vous me direz que certaines personnes se foutent éperdument du football. Oui, certes, mais ils ne peuvent échapper à ce qui se dit, s’échange, à table, en famille, entre amis, au bureau, à l’usine, sur le chantier… Pour preuve, même si le jour de Noël ne représente rien pour vous, vous ne pouvez pas y échapper !

Qu’est-ce que cette ferveur populaire qui voit se rassembler des milliers de personnes nous dit du vivre-ensemble ?

C. B. : C’est un temps fort pour la collectivité nationale, un moment d’affirmation d’un sentiment national, partagé par tous, qui conforte une communauté d’appartenance, mais cela ne permet aucune prédiction sur le vivre-ensemble. Quoi qu’il en soit, les « problèmes » restent les mêmes, et cela après une victoire comme après une défaite. Dans tous les cas, ça ne fait jamais de mal de donner une accolade à un voisin.

En 1998, on parlait alors d’une génération « black-blanc-beur ». Quelle comparaison peut-on faire entre 1998 et aujourd’hui ?

C. B. : La réponse est qu’il ne faut pas donner à un tel événement des significations politico-sociales. Rappelons que la victoire, il y a vingt ans contre le Brésil, lors d’une Coupe du monde disputée en France, a été suivie par le fameux France-Algérie de 2001. Un match amical qui a fait apparaître « footballistiquement » que la notion « black-blanc-beur » tant soulignée était bel et bien un « leurre ». Ne donnons pas au football la dimension qu’il n’a pas. Ce n’est ni un opium du peuple, parce que les problèmes demeurent et les gens en sont parfaitement conscients, ni une solution socio-politique, mais simplement un réservoir exceptionnel d’émotions.

Qu’est-ce qui a changé dans les vingt ans qui séparent ces deux Coupes du monde ?

P. B : Il faut souligner que cette équipe est d’abord le reflet de ce qu’une nation attendait. Elle ressemble à sa jeunesse, à ses joueurs, aux jeunes des quartiers populaires. Tous, sauf deux d’entre eux, sont nés en France. L’équipe est jeune, ce qui compte beaucoup. Elle correspond en somme bien davantage à la jeunesse d’aujourd’hui que l’équipe de 1998. D’une certaine manière, en 1998, c’était la victoire d’une équipe qui rendait visible la diversité, tandis qu’aujourd’hui, c’est la victoire d’une diversité installée – que l’on ne découvre pas, mais qui gagne ! Et la grande différence avec 1998, c’est que personne ne vient dire que l’on découvre une nouvelle génération (« black-blanc-beur »). Celle-ci fait gagner la France, et cela se passe au moment où l’Europe se replie sur les pires populismes, où elle se referme sur ses frontières, dans un moment de doute. Ainsi, la France se trouve à parler et surtout à répondre à des nations comme l’Italie, l’Autriche, la Pologne ou la République tchèque.

C. B. : En 2018, on est incité à plus de prudence et de modestie interprétatives qu’en 1998. En 1998, la Coupe du monde se déroulait dans un climat économico-social favorable entre le gouvernement Jospin et la baisse du chômage. On a pu voir dans la victoire de l’équipe de France une métaphore d’une France unie sur le chemin de l’entente et du progrès. À tort, si l’on regarde le match France-Algérie en 2001 et l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en 2002. La situation est moins bonne aujourd’hui qu’en 1998, entre le chômage, la pauvreté croissante et les attentats. On fait la fête mais sans illusion sur les lendemains sociaux. Une fête spectaculaire et une joie collective qui correspondent à un rassemblement temporaire. Si l’emblème est le drapeau, plus fréquent qu’en 1998, on constate aussi la présence plus importante de femmes pour célébrer une victoire sportive.

L’arrivée d’une génération nouvelle dans l’équipe des Bleus, avec d’autres personnalités, joue-t-elle un rôle dans la ferveur des supporters ?

C. B. : Les Bleus d’aujourd’hui se différencient par une palette spécifique de qualités, avec un système de jeu organisateur, rapide et personnel, sérieux et rigoureux, etc. Chacun, en fonction de sa trajectoire sociale et professionnelle, s’identifiera plutôt à tel ou tel joueur. Ce qui frappe dans l’équipe actuelle, c’est la discipline, le collectif, laissant moins le champ à l’expression de personnalités, aux individualités. On peut ainsi s’identifier à un collectif, même si des joueurs peuvent susciter un engouement spécifique, tel est le cas pour Kylian Mbappé, Paul Pogba ou encore Antoine Griezmann, pour ne citer qu’eux.

On assiste depuis plusieurs années à un repli identitaire en France et en Europe. Y voyez-vous un lien avec l’engouement pour l’équipe nationale de football ?

C. B. : Je ne pense pas que les deux phénomènes soient de même nature. Le sentiment national ne rime pas forcément avec repli. Au contraire, il peut parfois rimer avec ouverture. Mais la joie festive d’une victoire s’affranchit de ces considérations, à moins d’être exaltée avant, pendant, et après par le pouvoir politique en place : qu’on se rappelle ainsi les Coupes du monde organisées, en 1934, par l’Italie fasciste, sous Mussolini, ou par l’Argentine du régime des colonels, en 1978. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Peut-on craindre une récupération, une instrumentalisation politique ?

P. B. : Depuis une vingtaine d’années, les politiques ont, plus encore que par le passé, parfaitement compris que l’on pouvait surfer sur le sport. Jean-Marie Le Pen l’avait fait dans un sens négatif en 1996 en dénonçant l’équipe nationale. Sa fille renouvellera l’opération quelques années plus tard. Mais, déjà, Mussolini l’avait fait dans années 1930 pour renforcer le prestige du fascisme, tout comme l’Union soviétique, l’Allemagne ou les États-Unis. Ce n’est donc absolument pas neuf. Ce qui apparaît aujourd’hui et est d’une certaine façon assez neuf, c’est de voir qu’un homme politique va être associé à travers sa politique à la victoire d’une équipe. Si on se souvient de 1984 avec la victoire de la France à l’Euro, Mitterrand et les politiques de l’époque n’utilisaient pas le football comme un outil politique. Aujourd’hui, ce sport a un tel impact médiatique, dans l’opinion, que c’est quelque part inévitable qu’il soit utilisé également d’un point de vue politique. Le foot est devenu un des symboles de l’identité nationale, comme le drapeau, l’armée, etc. Aussi, un homme ou une femme politique qui n’en tiendrait pas compte, et n’en ferait pas un événement national, ne comprendrait pas sa nation : il y avait quand même des millions de personnes dans les rues, dont beaucoup avec le tricolore sur chaque joue ! Si un président ne fait pas aujourd’hui de la politique avec cela, c’est que quelque part il ne comprend rien à son propre pays…

C. B. : Sans doute les pouvoirs en place souhaitent tirer profit des exploits de leur équipe nationale. Cependant, attention à l’effet boomerang : ce n’est pas parce que l’équipe nationale a gagné la compétition la plus prestigieuse, toutes disciplines sportives confondues, que la situation sociale a changé. Les supporters ne sont pas des « idiots culturels » et une victoire ne modifiera pas leur appréhension et leur conscience des problèmes ! La leçon de 1998 a sans doute porté ses fruits.

Pascal Blanchard Historien. Dernier ouvrage paru : Les Années 30. Et si l’histoire recommençait ? (coécrit avec Farid Abdelouahab), éd. La Martinière.

Christian Bromberger Ethnologue. Dernier ouvrage paru : Méditerranée entre amour et haine, éd. de l’Aube.

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