Big Le Maire vous regarde

Le ministre de l’Économie est infiniment plus fidèle à Orwell que la nouvelle traduction de Gallimard.

Sébastien Fontenelle  • 29 août 2018 abonné·es
Big Le Maire vous regarde
© photo : LUDOVIC MARIN / AFP

C’était bien, l’été ? Moi aussi – et bien plus encore –, merci, c’est sympa de demander.

À un tout petit détail près, maintenant que j’y repense : affriandé par son éditeur – Gallimard –, qui la présentait comme « plus directe et plus dépouillée » que la précédente et qui assurait qu’elle avait pour ambition « de restituer la terreur dans toute son immédiateté mais aussi les tonalités nostalgiques et les échappées lyriques d’une œuvre brutale et subtile, équivoque et génialement manipulatrice (1) », j’ai voulu lire (2) la nouvelle traduction, prétendument « plus glaçante » donc que l’ancienne, de 1984, dont la publication avait été, en mai dernier, acclamée par la presse mainstream.

Et tu sais quoi ? J’aurais pas dû. Car elle est en effet assez perturbante– mais ce n’est pas (du tout) pour les raisons qui ont été dites : c’est parce qu’elle est passablement problématique (3). Voire, à certains moments, un peu désolante – de manière assez anecdotique lorsqu’elle remplace l’Angsoc par le « Sociang », ou beaucoup plus embêtante lorsque, au prétexte de mieux restituer les intentions d’Orwell (mais au risque d’un anachronisme en forme de concession à l’air nauséabond du temps), elle substitue le « néoparler » à la « novlangue », et aux légendaires slogans, emblématiques d’une entreprise d’anéantissement du sens des mots, proclamant par exemple que « LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE » ou que « L’IGNORANCE C’EST LA FORCE » (dont les articles définis, dans la précédente version française, renforçaient si considérablement l’impact), les très attiédis « LIBERTÉ EST SERVITUDE » et « IGNORANCE EST PUISSANCE » (4).

Et quant à moi, je trouve finalement que Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances d’Emmanuel Macron, est infiniment plus fidèle à Orwell que cette nouvelle traduction lorsqu’il déclare sans rire, dans le moment précis où le gouvernement donne de grands coups de serpe dans le pouvoir d’achat des retraité·e·s – liste non exhaustive – et s’applique par conséquent à leur infliger une violence délibérée : « Nous aimons les retraités mais nous faisons le choix du travail. »

De même, lorsque ses journalistes d’accompagnement klaxonnent, dans les mêmes termes ou presque, en usant de la même glaçante euphémisation, que ledit gouvernement, par ces mesures iniques, « privilégie le travail aux prestations sociales », je suis pris de l’envie de suggérer à Gallimard de leur confier la prochaine translation de 1984 – car il n’est pas douteux qu’ils maîtrisent parfaitement la double destruction du langage et de la logique.

(1) Le Figaro, 17 mai 2018.

(2) J’ai craqué à la page 154 : j’en pouvais plus.

(3) Tu vas me dire que ce jugement est totalement subjectif – et tu auras totalement raison : my chronicle, my rules.

(4) Je t’épargne les considérations d’Orwell, où la traduction n’est pour rien, sur « l’ancien temps »« un homme regardait une fille, il la trouvait désirable, et l’affaire était faite ».

Publié dans
De bonne humeur

Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.

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