Aita Mari, un nouveau sauveur de vies

Malgré un climat politique européen hostile, l’équipage du bateau espagnol se prépare à gagner la Méditerranée centrale.

Romain Haillard  • 24 octobre 2018 abonné·es
Aita Mari, un nouveau sauveur de vies
© photo : Un migrant sur le port de Malaga le 12 octobre.crédit : Guillaume Pinon/NurPhoto

Regard indéfectible, un visage de bronze scrute l’immensité de l’océan Atlantique. À Saint-Sébastien, au Pays basque espagnol, la statue rend hommage aux exploits de José María Zubía, aussi appelé Aita Mari. Au prix de sa vie, ce pêcheur du XIXe siècle a sauvé celle de marins en perdition dans les eaux capricieuses du golfe de Gascogne. À 25 kilomètres plus à l’ouest de la jetée, un navire souhaite renouer avec cet héritage aux accents légendaires. Amarré au port de Getaria, l’Aita Mari a été présenté au public la semaine dernière.

Quatre mois de réformes ont été nécessaires à l’ancien chalutier pour connaître sa seconde vie : celle d’un bateau de sauvetage. À la barre, l’association basque Salvamento marítimo humanitario (SMH) et l’andalouse Proemaid. Les deux ONG ont décidé de porter un projet commun de secours aux réfugiés en Méditerranée : Maydayterraneo. L’équipage n’en est pas à sa première manœuvre. En 2015, déjà, SMH et Proemaid faisaient front face à l’urgence humanitaire dans les îles grecques. Les deux organisations avaient également épaulé le projet Lifeline pour secourir les réfugiés au large des côtes libyennes.

Matériellement prête à appareiller, l’équipe de sauveteurs et de sauveteuses n’a rencontré aucune difficulté administrative. « La demande du pavillon espagnol n’a pas été un problème, le bateau l’avait déjà, nous n’avons fait que la renouveler », souligne Daniel Rivas Pacheco, membre du projet Maydayterraneo. Il poursuit : « Aujourd’hui, nous n’attendons plus que les autorisations du gouvernement pour naviguer. Tous nos papiers sont en règle, selon les autorités. »

« Ici, “ongi etorri” veut dire bienvenue »

Avant tout, il a fallu acheter le chalutier. Pour cela, le gouvernement autonome basque a fait un don de 400 000 euros : une aide spontanée et décisive. « À trois reprises, des membres du gouvernement nous ont appelés pour savoir ce qu’ils pouvaient faire pour nous », s’étonne l’humanitaire ibérique. Depuis le début de l’année, l’Espagne est redevenue une route migratoire importante, et le Pays basque un point de passage incontournable avant la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Pour autant, pas de crispations de la part de l’exécutif (centre-droit) de la collectivité autonome. Au contraire, ont fleuri des affiches publiques monumentales destinées aux réfugiés : « Ici, “ongi etorri” veut dire bienvenue. »

Ce soutien aura bien servi et servira encore. Quoique deux fois plus petit que l’Aquarius, l’Aita Mari et ses 32 mètres pourront accueillir cent cinquante réfugiés à la fois – voire le double si les conditions en mer le permettent. Pour repêcher les migrants en détresse, deux canots semi-rigides équipent le navire. Sur le pont, les humanitaires ont installé deux cabines de toilettes et deux douches. Une infirmerie équipée en matériel médical permettra aux six secouristes et à deux agents sanitaires de prodiguer des soins d’urgence.

Impatient, l’équipage de l’Aita Mari porte son regard vers la mer Méditerranée centrale. Après l’embarquement à Séville, les sauveteurs mettront le cap sur les eaux internationales, entre l’Italie et la Libye. « Plus personne ne vient en aide aux migrants dans cette zone. Cette région demeure la plus dangereuse pour eux », explique Daniel Rivas Pacheco. La mer ne constitue pas l’unique danger, selon lui : « La Libye n’est pas un pays sûr, ses garde-côtes n’hésitent pas à s’attaquer aux bateaux de sauvetage et même aux petits canots de migrants ! »

Campagne de dons et appel aux femmes volontaires

« Ils ne me font pas peur. » Iñigo Mijangos, président fondateur de SMH et futur matelot de l’Aita Mari, a déjà eu affaire à la garde côtière de la Libye. En octobre 2017, alors que le Lifeline, sur lequel il est embarqué, est en plein sauvetage, un navire sans drapeau s’approche. À bord, des hommes armés. « Un officier – je suppose – est monté sur notre bateau et nous a mal parlé. Les réfugiés étaient terrorisés. Il nous a accusés d’être des trafiquants d’humains, des passeurs », s’emporte l’homme d’expérience. Au prix d’un échange âpre, les secouristes parviennent à désamorcer le conflit : « Nous voguions dans les eaux internationales. Nous respections la loi. »

Respecter la loi : Maydayterraneo met cet impératif au cœur de sa stratégie. « Nous ne pouvons pas contraindre un réfugié à rentrer dans le pays d’où il vient de s’échapper. Et nous ne considérons pas la Libye comme un pays sûr », explique Daniel Rivas Pacheco. Les humanitaires veulent s’inspirer du dernier sauvetage de l’Aquarius. « Nous mouillerons dans les eaux internationales, entre l’Italie et Malte, et lancerons un appel européen : nous avons 50, 100, 150 personnes en détresse qui réclament une protection internationale », avance-t-il. Et si personne ne répond ? « Le plan B : l’Espagne. Mais ça nous coûtera beaucoup. Des jours de navigation et de souffrances pour les repêchés. »

Chaque mille nautique compte. « Nous avons suffisamment d’argent pour tenir un mois et demi à deux mois. Au-delà, nous ne pourrons plus naviguer », lance Daniel Rivas Pacheco. Les associations ont lancé une campagne de dons (#DonnaMilla). Pour 34 euros, l’Aita Mari pourra parcourir un mille supplémentaire. Autre initiative : une campagne de recrutement destinée aux femmes volontaires. « Nous sommes féministes. Notre projet doit l’être également », pointe le sauveteur. Il argue : « Ce genre de projet attire beaucoup les hommes. Se battre contre le patriarcat nécessite de s’interroger sur nos pratiques et dans nos luttes. »

Un souffle de vie dans le silence de l’Union européenne. Iñigo Mijangos, dénonce : « Après avoir aidé les réfugiés sur l’île de Chios, en Grèce, j’avais été invité à Bruxelles pour exposer la situation. Un représentant de la Commission nous avait répondu : nous avons un mandat pour protéger et contrôler nos frontières ; nous n’avons pas de mandat pour effectuer des missions humanitaires. » Le président de SMH conclut, amer mais intrépide : « Compenser les carences de l’Union européenne ne veut pas dire que je cautionne ce système. Mais si nous n’agissons pas, qui le fera ? »

Société
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