Aquarius : L’odyssée d’un sauveur de vies

L’Aquarius, devenu un symbole de conscience citoyenne en matière de sauvetage en mer, demande aux Européens de faire pression pour qu’il retrouve un pavillon et poursuive ses missions.

Ingrid Merckx  • 3 octobre 2018 abonné·es
Aquarius : L’odyssée d’un sauveur de vies
© photo : Maud Veith/SOS mediterranee/AFP

J e peux les sauver. Il suffit que j’attrape la main du premier pour le hisser près de moi. Il tirera celui d’après, qui tirera celui d’après […]. La mer est calme, le vent est doux. Il n’y a aucune raison qu’on ne puisse pas les sauver. Tous (1). » Mais la main qu’il attrape glisse. Et derrière l’homme qui lui échappe, c’est toute la chaîne de naufragés qui s’enfonce… Au printemps 1982, Klaus Vogel, 25 ans, lieutenant de pont en mer de Chine, vogue sur un cargo à quelques douzaines de milles des côtes du Vietnam. Alors qu’ils peuvent croiser des boat people, le capitaine donne l’ordre de contourner la zone… Le jeune lieutenant allemand ne s’en remet pas. Le soir même, il fait ce cauchemar qui le poursuit pendant trente ans, jusqu’à ce qu’il crée l’ONG SOS Méditerranée. En octobre 2014, l’Italie met fin à l’opération humanitaire Mare Nostrum. Klaus Vogel, devenu capitaine de la marine marchande, entend la nouvelle à la radio : « En un an, la marine italienne avait sauvé près de 150 000 migrants en détresse sur la Méditerranée […]_. Qui va leur porter secours, désormais ? »_ Il démissionne et fonde SOS Méditerranée au printemps 2015, avec l’appui de Médecins du monde. « Les citoyens ne peuvent pas abandonner à leurs hommes politiques, à leur gouvernement, à leur administration, à leur armée, à leur police des frontières, ce qui se passe là-bas. […] SOS Méditerranée doit prendre sa part, et être le témoin et le garant de cette mer. » En février 2016, l’Aquarius, patrouilleur de pêche de 77 mètres, 11 000 euros par jour de fonctionnement, prend la mer pour sa première mission de sauvetage au large de la Libye. « Nous nous approchons. Le jour n’est toujours pas levé. Je distingue leur bateau de mieux en mieux. Je vois leurs visages. Leurs yeux. Et, entre deux vagues, j’entends leurs cris. »

Dans la prise de conscience de la « crise des réfugiés », et bien que la nature de « crise » soit tempérée par la mise en regard des chiffres des migrations actuelles avec ceux des migrations passées, il y a eu la photo du petit Aylan mort le visage dans le sable. Et il y a désormais l’Aquarius, ce gros cargo estampillé société civile qui a passé deux ans et demi à secourir 30 000 naufragés et se trouve aujourd’hui en difficulté. Car le 23 septembre, un mois après Gibraltar, les autorités panaméennes ont décidé de révoquer l’enregistrement du bateau affrété par SOS Méditerranée en partenariat maintenant avec Médecins sans frontières. Sans pavillon, point de navigation. Quand il a débarqué 58 migrants libyens à La Valette (Malte) le 30 septembre, l’Aquarius a dû rester au large, dans les eaux internationales. Une des solutions serait qu’un pays l’enregistre. Raison pour laquelle SOS Méditerranée, qui compte désormais 300 bénévoles, a lancé le 28 septembre un « appel à mobilisation citoyenne ». À travers une pétition en ligne (2) et une mobilisation prévue le 6 octobre, il s’agit de demander à tous les États d’Europe « de prendre toutes les mesures pour permettre à l’Aquarius de reprendre sa mission de sauvetage le plus rapidement possible ; de faire respecter le devoir d’assistance aux personnes en détresse en mer ; d’assumer leurs responsabilités étatiques en établissant un véritable modèle de sauvetage en Méditerranée ».

L’Aquarius n’en est pas à son premier coup de Trafalgar. La dizaine de bateaux humanitaires, dont le Life Line, le Sea Watch ou le Sea Eye, qui opéraient encore dans la zone voici seulement un an, ont dû stopper leurs missions. « Il y a eu d’abord l’offensive de criminalisation des opérations de sauvetage lancée par le directeur de Frontex et relayée par des politiques italiens », rappelle Jean-Yves Abecassis, membre du conseil d’administration de SOS Méditerranée. En conséquence de quoi, le ministre de l’Intérieur italien a imposé un code de bonne conduite aux ONG. Se sont ajoutées les tentatives d’intimidation des garde-côtes libyens. « Le fait que l’Union européenne leur apporte son soutien en février 2017 leur a donné des ailes », cingle-t-il. Les bateaux de sauvetage des ONG ont également essuyé des problèmes techniques, contrairement à l’Aquarius, grand bateau, fait pour naviguer toute l’année, y compris en hiver et par très mauvaise météo.Mais aussi judiciaires : deux bateaux ont été mis sous séquestre en Italie… « Un certain nombre d’ONG se sont dit qu’elles seraient plus utiles ailleurs », résume Jean-Yves Abecassis.

Chaque offensive politique contre l’Aquarius a vu les dons à l’ONG augmenter. Mais les équipes ont dû systématiser « un aspect extrêmement formel dans le respect des règles maritimes internationales ». Un site, Onboard Aquarius (3), a été mis en ligne pour permettre de suivre en temps réel ce qui se passe à bord : messages de détresse reçus, réponses apportées, tergiversations des garde-côtes ou des centres de secours. « Cela permet de réfuter préventivement tous les procès qui nous sont faits, notamment en droit maritime », explique Jean-Yves Abecassis. Triton, Poséidon, Sophia, Themis : « Frontex mènent des missions militaro-policières de protection des frontières et de chasse aux passeurs, poursuit-il. Le sauvetage, qui est une obligation du droit maritime, n’était pas le but de ces missions. À partir du moment où l’Union a décidé qu’une partie du dispositif européen était assurée par les garde-côtes libyens, chargés d’une mission d’interception, le fait qu’il y ait des yeux citoyens pour témoigner de ce qui se passe en Méditerranée n’était plus bienvenu. »

L’Aquarius cumule les symboles : « Il représente l’action possible des citoyens face aux carences des États, souligne l’administrateur de SOS Méditerranée. Il est aussi devenu un symbole moral du devoir d’assistance à personne en danger. » Pour les personnes hostiles à toute immigration en Europe, dont les identitaires, ce bateau fait également figure de cheval de Troie de l’immigration massive. À l’opposé, il est devenu l’étendard de ceux qui défendent une politique des frontières plus accueillante. « Deux symboliques contraires qui nous dépassent et utilisent une iconographie similaire, s’étonne Jean-Yves Abecassis _: le cargo vu en contre-plongée, immense, avec des migrants à ras bord… »_. « Survalorisation », selon lui, d’un bateau aux mains d’une poignée de citoyens sans financement d’État « et sans puissance autre que son énergie propre ». SOS Méditerranée ne tient aucun discours sur la politique des frontières, « uniquement sur le sauvetage maritime », rappelle Jean-Yves Abecassis : « On ne sauve pas des “migrants” mais des “naufragés” qui deviennent des “rescapés”, indépendamment des circonstances. » Le lieu de débarquement doit être un port sûr, labellisé comme tel. Dans le cas contraire, le bateau refuse de s’y rendre.

Jusqu’au 10 juin 2018, l’Aquarius bénéficiait d’un niveau de coopération élevé avec le Centre de coordination des secours en mer de Rome, montrant « une régulation des sauvetages extrêmement réactive et efficace dans un climat de confiance mutuelle », reprend-il. Le gouvernement italien y a mis fin. Une page s’est tournée. « La fin du mécanisme de sauvetage est désormais assujettie à un accord politique entre les États sur la répartition ultérieure des rescapés. Une bonne chose à condition qu’on n’attende pas de nouveaux rescapés pour décider d’une répartition, car le délai menace les nouvelles personnes en détresse dans l’intervalle. »

En juillet, alors qu’il n’y avait plus aucune ONG dans la zone, 600 morts par noyade ont été enregistrées. « Et c’est un chiffre plancher », insiste l’administrateur, qui y voit une nouvelle réfutation de l’hypothèse de l’appel d’air : « Les gens partent même s’il n’y a pas de moyens de secours. La différence, c’est qu’ils se noient. »

(1) Tous sont vivants, de Klaus Vogel, éd. Les Arènes.

(2) Pétition sur le site sosmediterranee.org

(3) onboard-aquarius.org

Société
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