Dans le laboratoire managérial de la SNCF

Concours de l’agent qui verbalise le plus, salle de pause réservée aux salariés méritants, diplôme du non-gréviste… La SNCF laisse libre cours à l’imagination de ses managers dans une zone du nord de Paris.

Erwan Manac'h  • 17 octobre 2018 abonné·es
Dans le laboratoire managérial de la SNCF
© photo : NICOLAS TUCAT/AFP

À vos terminaux de paiement électronique (TPE) », l’agent qui engrangera le plus grand nombre d’amendes recevra 250 euros de bons d’achat ! L’opération lancée pour les trois derniers mois de l’année

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auprès des agents SNCF de la région d’Asnières-sur-Seine affiche une franchise décomplexée : faire du chiffre et jouer sur la surenchère entre les agents pour récompenser le plus méritant. Nom de code : « Top Lafeur », en référence à la « LAF », la lutte anti-fraude. Le but est de faire le plus de « paiement comptant » (CC), directement par carte bancaire sur le quai de la gare, avec un « bonus » pour ceux qui enregistrent le plus d’amendes à 68 euros, sanctionnant les usagers qui fument en gare.

Selon nos informations, il est également promis aux agents, en guise d’intéressement, une prime équivalente à 10 % des amendes encaissées immédiatement, les fameux « CC », ou, bien moins intéressant, une prime de 0,90 euros lorsque l’usager ne peut payer immédiatement, ce qui contraint à dresser un PV. De quoi inciter les agents à faire du chiffre, même si ces primes tardent néanmoins à apparaître sur les fiches de paie des agents de gare reconvertis dans le contrôle de passagers. Ceux-là mêmes qui sont concernés par le « concours Top Lafeur ».

Contactée par Politis, la SNCF reconnaît l’authenticité du document, mais « ne soutient pas particulièrement cette initiative locale totalement indépendante de la direction ». Elle ne se désolidarise pas pour autant, rappelant que la lutte contre la fraude est une de ses priorités.

Elle a également reconnu l’authenticité d’une autre affichette placardée par les managers du centre d’Asnières, qui ne manquent décidément pas d’imagination.

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Le bout de papier informait les cheminots que l’accès à la salle de pause du bâtiment était réservé aux salariés méritants, _« à l’appréciation de l’équipe managériale ».

Pour se détendre, dans la petite salle comprenant notamment une bibliothèque garnie d’ouvrages sur le « lean management » et le « marketing relationnel », les agents devaient notamment avoir obtenu « une excellente note à l’enquête client mystère » ou s’être distingué pour avoir recueilli le plus grand nombre d’adresses email d’usagers, pour nourrir le fichier de la SNCF.

Cerise sur le gâteau, les représentants du personnel ont mis la main, en juin, sur un « diplôme » que le directeur des gares de la zone a remis aux salariés non grévistes pour louer leur « sens de l’engagement et du dévouement au service de nos clients ».

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La découverte de ces pratiques, sur un groupe Facebook de cheminots et dans la presse (1), n’a pas vraiment surpris les agents SNCF. Tant le centre d’Asnières est connu comme le laboratoire d’un tournant managérial particulièrement pimenté. Ces « innovations », en revanche, mettent en lumière un basculement qui préfigure une évolution structurelle de la SNCF. Et inquiète ses agents.

Le virage s’opère à compter de 2016 sur les lignes du Transilien. Une vaste réorganisation est décidée, face à un taux d’arrêts maladie important et aux signes de surmenage dont se plaignent beaucoup d’agents. Alors qu’à l’échelle du groupe la culture de la performance efface de plus en plus clairement l’esprit de service public. La zone test est notamment confiée à un ancien agent de la Cour des comptes et du Sénat, Pascal Desrousseaux, passé à la SNCF pour y laisser éclore son imagination. Il devient directeur des lignes L du Transilien et RER A, qui emploient 500 agents (dit « EGT L&A »).

Le plan consiste à réorganiser les équipes en gare en « petits collectifs » n’excédant jamais une dizaine de personnes, mobiles sur plusieurs gares, désormais polyvalentes, avec un chef d’équipe à plein temps sur le terrain. Le but est notamment de supprimer les agents « de réserve », chargés des remplacements dans l’ancienne organisation, dont les primes de mobilité étaient jugées trop coûteuses par la SNCF. Selon des documents internes, la réorganisation doit également permettre de lutter contre un taux d’absentéisme important sur la zone (en hausse de 62 % entre 2011 et 2016).

L’unité basée à Asnières-sur-Seine, le long des gares de la ligne L, se montre encore plus ambitieuse dans la préfiguration de la SNCF de demain. Elle assigne la réorganisation à une chasse aux fraudeurs particulièrement scrupuleuse. Pour la SNCF, l’enjeu serait sécuritaire (2), mais aussi et surtout financier : la fraude représenterait en France un manque à gagner de 340 millions d’euros en 2014 (3) et les amendes pourraient apporter le « cash » qui obsède la direction, dans le virage qui est le sien vers un modèle comptable lucratif.

La ligne L, connue comme un secteur où la fraude est importante, est un laboratoire tout trouvé pour le lancement de la « “fusée” LAF », comme le clame une communication interne que Politis a pu consulter. Le document table sur un « chiffre d’affaires » des contraventions de 500 000 euros en 2018, première année du plan, et fait valoir les bonnes pratiques pour « faire du volume et de la qualité » lors des opérations de contrôle. « Le credo : autonomie et flexibilité », vante un manager de terrain. Premier satisfecit, au dernier pointage, fin août, 96 % du « chiffre d’affaires » du contrôle sur la zone nord-ouest de Paris (autour de la gare Saint-Lazare) avait été réalisé sur les seules lignes L et RER A.

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Pour parvenir à ces résultats, 2 000 agents commerciaux ont été formés et assermentés pour faire du contrôle, en plus de la vente de billets et de l’orientation des usagers. « L’appréciation des agents sur cette mission nouvelle est globalement très positive, affirme l’entreprise, contactée par Politis. Les agents ont gagné une diversification de leur métier et donc de leur journée de travail. » Mais cette conversion ne se fait pas dans la sérénité affichée sur les plaquettes internes. Les inquiétudes sont en réalité nombreuses, au point que certains agents refusent d’endosser le gilet bleu des opérations de contrôle. Ils craignent notamment d’éventuelles agressions – ils contrôlent par petites équipes, alors que les contrôleurs sont souvent plusieurs dizaines et parfois accompagnés par la police. « Il faut aussi faire la différence entre la lutte contre la fraude, qui vise à sauvegarder les recettes de l’entreprise, qui est notre vocation initiale, et la politique du chiffre actuelle, pointe David Bloch, délégué syndical Sud Rail et contrôleur à Paris-Nord. Ces incitations sont un “pousse-au-crime” qui incite les agents à se mettre en danger. »

Ce glissement vers la politique du chiffre induit aussi un « risque émotionnel » et une « perte de sens du travail » qui restent sous-considérés, estiment les syndicats, déjà inquiets du surmenage des agents « polyvalents » et de la pression managériale. Car si ces opérations « LAF » sont théoriquement basées sur le volontariat, une partie des agents ont « le sentiment d’être poussés à se porter volontaires pour ne pas être pénalisés dans leur évolution professionnelle », note, en mars 2016, une expertise indépendante diligentée par le comité d’hygiène des salariés, qui constate explicitement la méthode du « pied dans la porte » déployée par la SNCF pour imposer ce changement.

Le cabinet d’experts estime aussi que le projet de réorganisation en « petits collectifs » induit de nombreux risques – « hausse des exigences et intensification du travail, manque de reconnaissance, remise en cause des équilibres vie au travail/vie hors travail, insatisfaction et perte de sens » – qui sont en réalité « susceptibles d’engendrer de l’absentéisme ». D’autant qu’avec la fin des agents « de réserve » les cheminots concernés ont perdu environ 500 euros de salaire mensuel en moyenne.

Avec le basculement d’une logique de service vers une « relation client » dictée par la recherche du chiffre, les représentants du personnel craignent surtout que le « conflit de valeurs » ne devienne insupportable pour certains agents. D’autant plus que le sentiment d’une dégradation de la qualité du service rendu est désormais largement partagé. Et que des petites gares sont temporairement fermées pour dégager des équipes supplémentaires au contrôle. Ce « conflit de valeurs » est malheureusement connu comme un facteur préoccupant de souffrance au travail. Et les signaux inquiétants s’accumulent dans la zone, en raison d’une transition « beaucoup trop rapide », selon un rapport de psychologue du travail remis en novembre 2016 aux représentants du personnel. « Des agents malades, en arrêt, ou qui ne leur plaisent pas sont bloqués dans leur avancement automatique de carrière », dénonce également Éric Bezou, militant Sud Rail dans la zone, qui tient à jour une longue liste des sanctions disciplinaires visant des représentants du personnel et des agents engagés contre le projet de réorganisation.

Les agents du secteur sont aussi choqués par la mort de leur collègue Édouard Postal, délégué DP et CHSCT de Sud Rail, qui s’est suicidé le 10 mars 2017 en gare Saint-Lazare, percuté par un train. Travailleur handicapé, sans poste depuis quatre ans, il avait été victime de « discrimination salariale et harcèlement », selon un jugement des prud’hommes de 2012, confirmé en appel en 2015, puis annulé en cassation en 2016. Il était en arrêt de travail depuis juillet 2016, menacé par une mutation disciplinaire. Une enquête est en cours sur les causes de son suicide, mais ses anciens collègues incriminent un « management par la terreur ». Éric Bezou, ami d’Édouard Postal, pointe aussi les plans de réorganisation : « Je me demande si Édouard Postal n’était pas la première victime de ce virage de management. »

(1) Notamment sur politis.fr et huffingtonpost.fr.

(2) 60% des agressions dans les trains sont le fait de voyageurs sans titre de transport, selon l’entreprise, contactée par Politis.

(3) La SNCF estime la fraude à moins de 3 % pour les TGV, autour de 8 % pour Transilien, autour de 10 % pour TER, autour de 8% pour Intercités, selon le contrat pluriannuel d’objectifs 2016-2025.

Mise à jour : Le tarif de l’amende pour un usager fumant en gare a été corrigé à 68 € et non 38 comme nous l’écrivions par erreur.

Économie
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