Vincent Cordebard : Regarder l’irregardable

À Chaumont, les Ateliers Tisza consacrent une rétrospective à Vincent Cordebard. Une œuvre subversive, hantée par la monstruosité du monde.

Jean-Claude Renard  • 17 octobre 2018 abonné·es
Vincent Cordebard : Regarder l’irregardable
© photo : Autoportrait à la gueule cassée, 2018. crédit : Vincent Cordebard

Des photographies récupérées au hasard des brocanteurs, des décharges publiques et des dons. Portraits et photos de famille. Qui devant un perron, qui dans un jardin, à la ville ou à la campagne, au bord d’un lac. Photos de mariage aussi, de mouflets, de défunts aux yeux clos, des natures mortes, des motifs floraux énigmatiques. Des images originales, le plus souvent en noir et blanc, qui vont dérouiller. Parce que rien ne plaît tant à Vincent Cordebard (né en 1947) que de détourner ces images, d’exacerber leur intention.

Et de jongler avec les collages, les griffures, les traits entrelacés évoquant des barbelés, scarifications et macules, les travaux de surcharge, d’abuser des avantages du numérique, de plaquer sur le motif une silhouette filiforme moqueuse, pervers pépère, d’inonder ces images en recopiant par-dessus des extraits d’ouvrages puisés dans la bibliothèque de l’artiste (Deschizeaux, Césaire, Chaissac, Beckett, Cioran, Butor, Artaud…), jusqu’à presque effacer le motif. Reste peu d’espace pour respirer. « Les mots massacrent », éructe un commentaire sur une photo. Allons-y gaiement. Quoique gaiement n’est peut-être pas le bon mot pour celui qui précisément aime en jouer, désespérément.

Cap au pire alors ! Les controverses anatomiques se veulent une série de crânes, vus de profil, sur lesquels l’artiste plaque des bribes de phrases ; L’Hypothèse de la guerre déploie ses masses de cadavres, saisis en gros plans, aux visages griffonnés, salis, rapportant combien « les êtres ont battu, frappé, cogné, usé, limé, sacqué, broyé, coupé, brisé tout ce qu’ils ont pu » ; dans Le Dénombrement des corps, Vincent Cordebard a tracé sur des images de la Shoah (des captures d’écran) des milliers de petits bâtons qui disent l’horreur.

À l’occasion, une légende noircit la largeur du cadre. Elle enfonce la tonalité. « Sous réserve d’inventaire » ; « Les rendez-vous manqués » ; « Penser, c’est entrer en faillite » ; « Moi, Artaud, ma mère et Photoshop »… Parce que même l’image maternelle n’est pas épargnée. En subversif incorrigible, Cordebard raille, plastronne, hasarde, ment, palimpseste, spécule, altère, décompose.

L’œuvre fait toujours récit. Et ce sont là autant d’œuvres réunies remarquablement dans un ancien atelier, trempé de lumière, sous le titre « Scènes de la vie ordinaire », rétrospective riche de cinq cents pièces environ (des années 1980 à aujourd’hui), entre images, huiles et gouaches, qui toutes fascinent et dérangent à la fois. Asphyxiantes, crues et cruelles, brutales, se repaissant désabusées du chaos alentour.

C’est que l’artiste transmet ce qu’il nomme « un simple bruit de fond qui nous accompagne dans un monde d’une violence permanente, propre à l’espèce humaine. De quelque côté qu’on se tourne, elle existe. Il n’y a pas une seconde sans guerre, sans torture, sans viol, sans inceste. On peut, bien sûr, être sourd, aveugle, mais aussi parfaitement lucide ». Un parti pris qui impose de regarder ce qui est irregardable, convoque la confrontation et ne s’autorise ni héroïsme ni transcendance.

De fait, difficile de mieux respirer dans sa peinture aux couleurs vives, saturées, gavée de corps désarticulés, décapités, amputés ou estropiés, pendus ou suspendus dans le vide, la tête en bas. Des corps jamais représentés dans leur entier. Il manque toujours un pied, un bras dans le tableau, il y a toujours un membre dissimulé, ou bien rompu dans cette cosmogonie en désordre.

Mais, si l’artiste reconnaît « une invitation à prendre acte de notre quotidien le plus ordinaire, celui dont on fait semblant, à l’occasion de faits divers violents, de découvrir la monstruosité pour mieux savourer l’évidence de notre heureuse normalité », il entend bien garder le dernier mot. Avec une certaine ironie ou dérision, pour le coup, non feinte. D’où le nombre de titres ou légendes un brin incongrus qui viennent s’incruster dans le paysage : « What a wonderful world » ; « Chair-mère » ; ou encore « La nature humaine est un affreux malentendu », couvrant la représentation de ces deux fillettes endimanchées déjà grimées en dames. Faut bien sourire un peu.

Vincent Cordebard, «Scènes de la vie ordinaire », Ateliers Tisza, 8, rue Decomble Chaumont (52), jusqu’au 4 novembre.

Culture
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