Dominique A : l’élan vital

Au terme d’une année intense, marquée notamment par la parution de deux albums et d’un livre, le chanteur se confie sur ses doutes et désirs.

Jérôme Provençal  • 17 décembre 2018 abonné·es
Dominique A : l’élan vital
© photo : Au terme d’une année intense, marquée notamment par la parution de deux albums et d’un livre, le chanteur se confie sur ses doutes et désirs. crédit : Philippe Lebruman

En 1992, un jeune homme surgi de nulle part, ou presque, donnait un radical coup de jeune à la chanson française avec La Fossette, premier album d’une éclatante fraîcheur minimaliste. Aussi dépouillé que son univers musical à l’époque, son nom de scène – Dominique A – sonne aujourd’hui encore comme la promesse d’un éternel (re)commencement.

Propulsé chef de file d’une nouvelle génération d’auteurs-compositeurs-interprètes, l’artiste ne s’est jamais reposé sur ses lauriers, ne cessant au contraire de se remettre en question et d’explorer des pistes différentes – au risque (assumé) de nous perdre parfois un peu en chemin. Toutefois, et c’est le plus important, la trajectoire d’ensemble témoigne d’une inflexible fidélité à soi-même.

Outre La Fossette, la discographie de Dominique A compte plusieurs jalons majeurs – La Mémoire neuve (1995), Remué (1999), La Musique/La Matière (2009) et Éléor (2015) – auxquels s’ajoute le coffret rétrospectif Le Détour (2002). Elle s’est enrichie en 2018 de deux nouveaux albums, Toute latitude et La Fragilité, à six mois d’intervalle, le premier très électrique et le second plus intimiste.

Émaillée de concerts réguliers, dont deux à la Philharmonie de Paris au printemps, l’année 2018 a également vu la parution du livre Ma vie en morceaux, bel autoportrait fragmenté de Dominique Ané, chaque chapitre correspondant à une chanson de son alter ego Dominique A. Enfin, sur le plan personnel, 2018 a marqué le franchissement du cap symbolique des 50 ans – précisément le 6 octobre.

Comment vivez-vous le passage du temps et que représente pour vous le fait d’avoir 50 ans ?

Dominique A : Je le vis assez mal, comme beaucoup de monde ! Dans mon entourage, d’autres en font l’expérience et ce n’est anodin pour personne. Ma vie n’a pas changé radicalement pour autant. M’inquiètent surtout les années à venir : le problème n’est pas tant que j’ai 50 ans aujourd’hui, mais que j’en aurai 70 dans vingt ans… Je pressentais un peu tout cela, et ma suractivité des derniers mois y est assurément liée. Pour moi, c’était un peu une manière de faire passer la pilule, de ne pas trop laisser de prise à cette inquiétude, mais ça ne marche pas vraiment (rires). À vrai dire, le passage du temps et la fin me travaillent depuis longtemps. Une de mes premières chansons, celle qui m’a fait connaître (Le Courage des oiseaux), commence par « Dieu que cette histoire finit mal »…

Vous maintenez un rythme de production soutenu depuis vos débuts. Comment alimentez-vous cette énergie créatrice ?

Ça reste assez mystérieux. Je cherche d’abord à faire les choses simplement, en y prenant du ­plaisir. Ensuite, je peux éprouver de la satisfaction à l’écoute du résultat, avoir le sentiment d’un certain accomplissement, mais une insatisfaction chronique se manifeste inexorablement tôt ou tard. Ce que je ressens alors s’apparente au besoin d’un nouveau départ. Plus le temps passe, plus ce besoin s’intensifie. Au début, mon exigence était assez minime, mais elle s’est accrue au fur et à mesure de mon parcours. Aujourd’hui, j’ai l’impression que l’écart se creuse toujours plus entre ce que je voudrais faire et ce que j’atteins réellement. Néanmoins, je ne me laisse pas dominer par cette exigence. Je ne veux pas retravailler indéfiniment mes chansons ou les laisser en friche trop longtemps. Je trouve qu’il est important de finir les choses. C’est précisément ce qui permet d’avancer. Par conséquent, je suis continûment pris dans ce double mouvement entre satisfaction et insatisfaction ou frustration.

Vous arrive-t-il de connaître l’angoisse de la page blanche ?

Ça peut m’arriver mais ça ne dure jamais longtemps. Parfois, je dois un peu insister, mais la plupart du temps l’écriture vient ou revient naturellement. La seule fois où j’ai vraiment été confronté à l’angoisse de la page blanche, c’était à la fin des années 1990. À ce moment-là, j’ai traversé une longue période de recherche qui a finalement abouti à l’album Remué. J’ai commencé à créer quand j’étais enfant – en dessinant, écrivant et enregistrant – et je continue aujourd’hui. C’est comme un élan vital. Quand je ne travaille pas, je peux rapidement tomber dans un état de prostration ou d’ennui.

S’agissant du processus créatif, vous astreignez-vous à une forme de discipline ?

Non : je suis assez désordonné, au contraire. Quand j’écris des textes, je fatigue vite. Au bout d’une heure ou deux, en général, ça s’assèche. Dans ces cas-là, j’essaie quand même de prolonger, de creuser, si je sens que je tiens quelque chose d’intéressant. Au bout d’un moment, j’arrête et je laisse en l’état ou j’y reviens un peu plus tard.

La plupart du temps, j’écris d’abord les paroles. Quand un texte me semble prêt, la musique vient souvent facilement, elle est plutôt volubile ! L’ossature musicale d’une chanson se met en place assez vite. Ce qui prend du temps, bien sûr, c’est tout le travail sur les arrangements et la production. Bien que la simplicité directe d’un groupe comme Suicide reste pour moi imparable, il m’arrive aussi d’avoir envie d’ossatures musicales plus élaborées, ne reposant pas seulement sur quelques accords répétés ad lib. Ce fut le cas, par exemple, pour les albums Tout sera comme avant et L’Horizon.

À quoi reconnaissez-vous une bonne chanson, en tant qu’auditeur ?

À l’émotion qu’elle procure et au fait que cette émotion se renouvelle à chaque écoute sans qu’on puisse vraiment l’expliquer. Il y a une part de mystère irréductible. Par ailleurs, l’émotion provoquée par une chanson peut être liée à un contexte particulier ou à une histoire personnelle. Cela résulte parfois aussi d’une conjonction parfaite entre le texte, la musique et l’interprétation.

Quel regard portez-vous sur votre propre évolution en tant qu’auteur-compositeur-­interprète ? Avez-vous le sentiment de vous affiner et de vous affirmer au fil des années ?

C’est fluctuant. D’un côté, j’ai l’impression de m’aguerrir et, d’un autre côté, je ne suis pas sûr de pouvoir dire que mon dernier album est meilleur que le premier. Même chose dans le contexte du live : certaines fois, je suis convaincu d’être à mon meilleur, et d’autres fois je n’ai aucune confiance en moi. Bref, ce n’est jamais gagné (rires).

Vous écrivez et composez aussi régulièrement pour d’autres interprètes. Dans quelle mesure ces collaborations influent-elles sur votre propre univers musical ?

De manière générale, elles influent assez peu. J’ai néanmoins retiré un vrai bénéfice artistique de ma collaboration avec Calogero et, dans un registre différent, avec Étienne Daho. Ces deux expériences m’ont conduit à aller vers davantage de clarté au niveau des paroles. J’ai une prédilection pour la métaphore et j’ai toujours tendance à opacifier un peu mon propos. Certaines chansons y gagnent, mais d’autres nécessitent une expression plus claire et précise. Les deux options comptent autant pour moi. Souvent, écrire pour d’autres me permet d’éprouver ma capacité à m’adresser au plus grand nombre.

Dans Ma vie en morceaux, vous évoquez votre longue amitié avec Philippe Katerine et vous parlez de lui comme d’un « frère de son ». De qui d’autre vous sentez-vous proche dans la scène française ? Plus généralement, éprouvez-vous le besoin d’appartenir à une famille musicale ?

J’ai à cœur de participer à une histoire collective, de m’inscrire dans un processus de transmission. J’aime toujours voir apparaître des artistes plus jeunes avec lesquels je perçois des affinités. J’en ai remarqué pas mal ces temps-ci, par exemple Chaton, Terrenoire ou Maud Lübeck. Je me sens aussi très proche de Barbara Carlotti. Avec les personnes que je viens de citer et d’autres, j’ai le sentiment de contribuer à un mouvement à contre-courant du mainstream le plus démoralisant. La notion de musique alternative reste très signifiante et importante à mes yeux.

Parallèlement à vos disques, vous avez publié plusieurs livres, dont trois récits autobiographiques signés de votre véritable nom, Dominique Ané. Que trouvez-vous dans – et avec – la littérature que vous ne trouvez pas dans – et avec – la musique ?

Un livre me permet d’expérimenter un autre rapport à l’écriture, mais je ne me considère pas pour autant comme un écrivain. J’ai plutôt l’impression de tourner autour de la littérature.

Avec Ma vie en morceaux, je ne prétends pas faire une œuvre littéraire. Ce qui m’a plu, dans cette proposition de Flammarion, c’est de pouvoir écrire sur des choses que je connais bien, à savoir la musique et moi (rires). Le discours sur la musique m’a toujours beaucoup intéressé – que ce soit dans des magazines spécialisés ou, de plus en plus, dans des livres. Je n’ai pas du tout envie d’aller vers la fiction littéraire, les chansons me suffisent pour raconter des histoires.

Dans Ma vie en morceaux, vous parlez de votre besoin croissant d’implication dans le monde réel, comme musicien et comme individu, en prenant pour exemple « Se décentrer ». Figurant sur Toute latitude, cette chanson évoque clairement les maux infligés par l’homme à la Terre et aux animaux. Envisagez-vous de creuser plus profondément ce sillon à l’avenir ?

Pas forcément. Je me suis rendu compte que je pouvais avoir un rapport plus concret avec les choses de la vie et mon métier en particulier sans que ça transparaisse dans mon discours ou mes chansons. Ce changement se manifeste simplement, entre autres, dans le fait d’aller vers les gens pour parler avec eux, comme je le fais maintenant à la fin des concerts. Il y a encore quelques années, j’en étais incapable, je maintenais une distance de protection.

En outre, je fais partie d’un collectif – Des liens – qui entreprend des actions diverses dans plusieurs villes de France à destination de personnes en situation précaire, pour leur permettre, par exemple, d’accéder à des concerts ou à des spectacles. Nous donnons aussi des concerts dans des centres sociaux. Cela conduit évidemment à vivre des moments forts, dont les chansons ne vont pas nécessairement se faire l’écho ensuite. Je ne m’interdis pas, ou plus, d’aborder des sujets de société, mais il faut que ça réponde à un désir impérieux – comme c’était le cas pour « Se décentrer ».

Comment réagissez-vous devant les vagues de protestation – en particulier le mouvement des gilets jaunes – qui secouent le pays actuellement ?

À l’instar de la plupart des personnes de mon entourage, j’ai d’abord été plutôt sceptique, voire méfiant, vis-à-vis des gilets jaunes, à cause de la crainte d’une instrumentalisation par la droite et l’extrême droite. À présent, leur colère me paraît totalement légitime, et je trouve très bien qu’elle s’exprime de cette façon.

Au-delà des accès de violence et de certaines incohérences, ce mouvement a le mérite de remettre au cœur du débat des questions essentielles : le modèle social, la redistribution des richesses, la place des services publics, etc. Je pense qu’il va laisser une empreinte profonde dans la société française.

Toute latitude et La Fragilité, Cinq7/Wagram, Ma vie en morceaux, Flammarion

Tournée en cours, concert à Paris (salle Pleyel) le 29 janvier (dominiquea.com, des-liens.com)

Musique
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