Entre les lignes

Se mettre dans la peau des migrants : c’est l’œuvre à la fois littéraire et politique de trois romanciers mexicains.

Ingrid Merckx  • 5 décembre 2018 abonné·es
Entre les lignes
© photo : Un groupe de migrants devant la frontière, à Tijuana, le 13 novembre.crédit : GUILLERMO ARIAS/AFP

Comme une distorsion autour de la table. Aura Xilonen, 22 ans, parle d’espoir. Antonio Ortuño, 42 ans, et Emiliano Monge, 40 ans, serrent les dents : l’horizon est bouché, les solutions manquent. En Europe et aux États-Unis – même Melania Trump s’en est émue –, les camps où les forces de l’ordre états-uniennes enferment les enfants migrants, séparés de leur famille, ont scandalisé. Mais au moins, lâchent en substance ces deux romanciers mexicains, volontiers radicaux, les enfants y sont à l’abri, ils ont de quoi se nourrir et ne risquent pas de se faire violer jusqu’à perdre l’usage de leurs jambes…

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Dans leurs romans, les trois auteurs racontent cette tragique frontière, et le sort des Mexicains et autres migrants d’Amérique centrale tentant leur chance aux États-Unis. Ce thème les a réunis pour une table ronde au Festival America, fin septembre à Vincennes. Soit trois semaines avant le départ de la caravane des migrants, le 13 octobre, de San Pedro Sula (Honduras).

Aura Xilonen sourit beaucoup. Son personnage de Liborio, ado qui a fui le Mexique et la femme maltraitante qui l’a recueilli enfant, elle l’a construit à partir de récits, de témoignages, de lettres. Dans son roman Gabacho (1), le présent de Liborio, qui tente de survivre dans une ville du sud des États-Unis, est imprimé en caractères romains ; son passé, ses souvenirs, son périple pour arriver jusque-là, en italique. D’un côté, un parler picaresque, mêlé de langage des rues. De l’autre, les réflexions du personnage avec plus de distance et de maturité, comme s’il s’exprimait des années après. Liborio évoque ainsi « ces saloperies de gringos » qui voulaient lui extorquer « quinze mille balles » pour traverser la frontière.

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« Mais j’avais pas un sou moi. Alors je me suis lancé, comme ça, pour sauver ma peau et aussi parce que j’avais pas d’autre plan. Je voulais juste fuir et rêver, quel rêve, bordel, me tirer et passer de l’autre côté. » Il est passé par le désert, a « chopé une insolation ». « J’ai bu ma sueur, et après avoir marché encore plusieurs heures, j’ai bu ma pisse. » Puis il a aperçu le Rio Grande, ce fleuve si beau dans les westerns mais dont les fonds sont peuplés de cadavres, échos lugubres à ceux de la Méditerranée. « Je me suis jeté à l’eau, zou, en caleçon, après avoir fourré mes fringues dans un sac en nylon noir. Je me suis mis à nager, lentement au début […]_. Mais j’ai jamais pensé à me laisser crever. J’étais déjà arrivé jusque-là… »_ Sur la rive, suffoquant, il est sauvé par d’autres migrants qui lui donnent de l’eau et pansent ses brûlures. En échange, il fait la cueillette pour eux dans une ferme. Jusqu’à l’arrivée des « watchmen » de la « Border Patrol », qui les frappent et les entassent dans des camions.

Dans Les Terres dévastées (2), Emiliano Monge a fait le choix de l’italique aussi. Mais pour faire parler les migrants d’une seule voix, comme un chœur antique qui dit tantôt « nous », tantôt « je », puisque poussé au-delà de la frontière par la même volonté d’échapper aux mêmes misères atroces. Et trouvant sur leur chemin d’autres misères, d’autres atrocités. « Quelqu’un a sifflé et des lumières se sont allumées… Nous ne pouvions pas voir devant nous… Nous nous sommes serrés les uns contre les autres… Rien que des corps effrayés… […] Ne vous jetez pas à terre… Ils tirent sur l’innocent à même le sol… » Rassemblés dans cette parole commune, ils se parlent entre eux, glissent une confidence, formulent un conseil, soufflent leurs peurs. « D’abord ils nous ont tabassés à coups de poing et de pied… puis avec des planches… ils nous ont mis à terre, jambes écartées, et ils nous ont frappés… chaque jour je rêve qu’ils me tuent… que leurs bâtons me brisent le cœur… on n’avait même plus honte de pleurer, on était des chiens hurlants, des animaux. » « Ils», ce sont les passeurs, dont certains sont encore des gosses, d’autres des femmes, et qui vivent du commerce d’êtres humains en transit.

C’est sur ces passeurs qu’Emiliano Monge braque le projecteur, pour leur donner une voix, un prénom, une conscience, ou plutôt un défaut de conscience : « Je ne sais pas combien il y en a exactement, répond Estela, il y en avait à peu près soixante-dix dans la clairière… il en a pris une vingtaine… disons qu’on doit en avoir à peu près cinquante. Cinquante ? Demande le capitaine […] – C’est ce que j’ai dit… il doit y en avoir une cinquantaine… moins les femmes que mes gars auront mises hors service… »

En effet, quelques pages plus loin, l’une de ces femmes, mère de deux enfants, partie parce qu’elle n’avait « plus de fric », s’étouffe : « Ils disaient que si on coopérait tout se passerait mieux pour nous… c’était des mensonges… ils n’arrêtaient jamais… jusqu’à ce que l’une d’entre nous n’en puisse plus… celle-ci est meilleure, ils ont dit, et ils l’ont prise de tous côtés… elle avait ses règles mais ils s’en fichaient… ils l’ont tous violée… elle ne s’est jamais relevée… elle est morte cette pute, a dit un des gars, et ils sont partis. »

Fin septembre, au Festival America, Antonio Ortuño est interrogé sur l’attitude de ses compatriotes mexicains vis-à-vis des migrants, dans une question qui évoque les passeurs solidaires en France et le délit de solidarité. Il tousse : « Oui, il y a bien quelques personnes de la société civile qui sont dans l’entraide, mais elles sont minoritaires. Pour nous, les “passeurs” sont d’une seule espèce. » Les « coyotes », ils les appellent. Des truands sans foi ni loi, des tortionnaires déshumanisés et malgré tout humains, avec des préoccupations telles que des problèmes de couple, que met en scène Emiliano Monge. Lui s’est inspiré de témoignages recueillis en centres de rétention et auprès d’associations de défense des droits de l’homme.

Dans son polar noir Méjico (3), Antonio Ortuño tente, au-delà de l’univers de délinquance et de corruption qu’il dépeint, de prendre du recul sur ce que fuir et s’exiler signifient. Il associe deux récits à deux époques différentes, Guadalajara en 1996 et Madrid en 1946, et convoque ainsi l’héritage mexicain des réfugiés républicains espagnols, qui est le sien. Car, si des réfugiés souffrent et meurent aux frontières, d’autres parviennent à passer, à s’installer et, comme l’ado résilient d’Aura Xilonen, à se construire une vie de l’autre côté.

(1) Gabacho, Aura Xilonen, traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine, éd. Liana Levi, 368 pages, 22 euros.

(2) Les Terres dévastées, Emiliano Monge, traduit de l’espagnol (Mexique) par Juliette Barbara, éd. Philippe Rey, 344 pages, 22 euros.

(3) Méjico, Antonio Ortuño, traduit de l’espagnol (Mexique) par Marta Martínez Valls, Christian Bourgois Éditeur, 256 pages, 18 euros.

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