Et le réel est devenu insupportable

La colère des gilets jaunes révèle la faillite du modèle néolibéral, qu’une masse de personnes a subitement décidé de ne plus accepter.

Erwan Manac'h  • 18 décembre 2018 abonné·es
Et le réel est devenu insupportable
© photo : Laure Boyer /AFP

La France a-t-elle vécu sa première « jacquerie 2.0 » ? Vient-on de voir poindre le début d’un conflit opposant le pouvoir d’achat à l’urgence écologique, ou mettant dos à dos les contribuables français et des ennemis de l’intérieur désignés ? Chacun est tenté de voir midi à sa porte face au surgissement de colère hétéroclite des gilets jaunes. Le gouvernement le premier. Après des semaines d’atermoiements et dans une déconcertante impréparation, il a tenté de réduire le mouvement à une fronde de petits contribuables pressés de percevoir les fruits de la croissance, qui, c’est promis, ruisselleront bientôt.

Seule certitude, cette subite synchronisation des colères a donné une voix à une figure aussi invisible qu’omniprésente dans les discours politiques de tous bords. Un « petit peuple » souvent fantasmé, désormais capable de se faire voir et de s’exprimer de lui-même. Et cette voix nouvelle parle d’injustice. « Subitement, le seuil de tolérance a cessé de s’élever et le réel devient, enfin, insupportable, ce qui pousse les gens à réagir », observe le psychologue Antoine Duarte. Il faudra du temps et du recul pour comprendre le moment gilets jaunes, mais ce spécialiste des résistances à l’Institut de psychodynamique du travail perçoit des dynamiques connues. « Il y a une rupture dans l’ordre du consentement, dans la “servitude volontaire”, qui conduit les gens à dénier ou à justifier tout un tas d’injustices pour pouvoir les supporter. » Et si ce moment semble sans lendemain, du fait de la désorganisation des gilets jaunes, il aura au moins « recréé des communautés politiques », note le sociologue Alexis Spire (1). « Des gens, dans des villes, dans des campagnes, ont occupé des ronds-points, se sont mis à se parler, à discuter, […] à faire de la politique, sur un mode local, de proximité, un mode authentique. Ils ont pris conscience de la force des mobilisations collectives. »

Le mouvement des gilets jaunes a aussi démontré avec quelle implacable rapidité le mythe Macron s’était effondré. Un naufrage qui fait apparaître les failles béantes du modèle néolibéral. Le discours « antisystème » n’est certes pas un dénominateur commun des gilets jaunes. Au contraire, ce mouvement répond plutôt à une « morale » de l’économie, estime le sociologue Samuel Hayat (2). Un ensemble de normes non écrites de ce que devrait être un fonctionnement vertueux de l’économie, que les gilets jaunes se sentent en droit de protéger, y compris par la désobéissance. En revanche, ce « bon sens populaire » fait valoir que « l’économie réelle doit être fondée sur des principes moraux […] contre la glorification utilitariste de la théorie du ruissellement chère aux élites dirigeantes », reformule le sociologue, reprenant une idée développée par l’historien américain E. P. Thompson pour comprendre les révoltes du XVIIIe siècle.

Ces fissures qui fragilisent la doxa néolibérale étaient déjà bien visibles. Et le mouvement des gilets jaunes, hormis sa forme inédite, avait en réalité été prévu. Les voix s’étaient élevées pour alerter sur le risque de recul du consentement à l’impôt, face à la litanie de scandales sur l’évasion fiscale qui nous ont peu à peu fait mesurer l’ampleur du phénomène. Alors que les gouvernements successifs depuis Nicolas Sarkozy organisent un basculement massif de la fiscalité des entreprises vers les ménages.

Des syndicalistes et des spécialistes du droit social avaient également vu venir le surgissement de la violence, lorsque les ordonnances sur le code du travail ont méthodiquement désarmé les syndicats pour affaiblir leur pouvoir de négociation, pour permettre aux patrons de suivre les préceptes de la « modération salariale » (3). Un recul du dialogue social, conjugué à un affaiblissement spectaculaire de la justice prud’homale (chute de 15 % des contentieux en 2017), qui faisait craindre que les salariés veuillent de plus en plus se faire justice eux-mêmes.

De son point de vue de psychologue, Antoine Duarte est, lui, habité par la question de comprendre pourquoi les gens ne se révoltent pas davantage contre l’organisation néolibérale du travail qui les opprime. « Ce qui nous étonne, c’est la capacité qu’ont les gens à ériger des défenses qui permettent d’opposer un déni au réel, de continuer à vivre dans une situation qui, à d’autres moments, aurait été invivable. » Une mécanique qui, lorsqu’elle s’inverse, peut être rompue de manière irréversible, observe-t-il.

Sentant que les choses pourraient finir par se retourner, plusieurs « insiders » ont tenté d’alerter l’intelligentsia économique. En août 2017, la banque Natixis prévenait les investisseurs de la possibilité de voir les salariés se révolter face à des inégalités de plus en plus fortes. Un an plus tôt, dans la très sérieuse revue du Fonds monétaire international (FMI), des économistes de l’institution taillaient en brèche trois décennies de « déréglementation » des marchés financiers et « les politiques d’austérité [qui] ont des coûts sociaux importants, détériorent l’emploi et aggravent le chômage ». Plus récemment, en juin, les économistes Philippe Aghion, Philippe Martin et Jean Pisani-Ferry, corédacteurs du programme économique d’Emmanuel Macron, réclamaient un rééquilibrage social de sa politique. Notamment au prix d’« une politique fiscale [avec] plus d’équité ».

Cela n’a pas freiné la « tendance mondiale à opter pour des systèmes fiscaux plus régressifs », selon le constat de l’ONG Oxfam (4). Il s’agit au contraire d’accélérer. Car « seule la persévérance porte des fruits durables », martelait encore, le 14 décembre, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau (Les Échos). « Les gilets jaunes dénoncent l’assistanat, assure un ministre à Politis, ils expriment un rejet des élites politiques, tous bords confondus, émergeant par l’influence des réseaux sociaux. »

Partant de ce diagnostic bien pratique, le chef de l’État a convoqué dans son discours de crise, le 10 décembre, les valeurs et « marottes » prêtées au conservatisme : « mérite », « travail », « immigration », « identité ». Les grosses ficelles déjà agitées en son temps par Nicolas Sarkozy, qui aurait d’ailleurs été « corédacteur » du discours d’Emmanuel Macron, selon un proche du locataire de l’Élysée cité par Le Monde. Une première étude sociologique conduite fin novembre par 70 universitaires apporte néanmoins une sérieuse nuance : sur les 166 personnes interrogées, deux seulement ont mentionné la gestion de l’immigration comme un sujet de préoccupation.

Mais alors, où nous conduisent les gilets jaunes et la profonde crise de régime, qu’ils ont contribué à mettre à nu ? Pour Samuel Hayat, le moment n’est pas nécessairement révolutionnaire. « L’économie morale, si elle révèle la capacité collective du peuple et l’existence d’une marge d’autonomie réelle vis-à-vis des gouvernants, est en tant que telle conservatrice, écrit-il. Par son activation, elle bouleverse temporairement le fonctionnement habituel des institutions, mais ce qu’elle vise, c’est avant tout un retour à l’ordre. » Le glissement du mouvement dans le repli conservateur, dans une forme française du Tea Party états-unien ou de Pegida en Allemagne, n’est pour autant pas écrit d’avance. Sur les 166 personnes interrogées par le collectif d’universitaires, un tiers se disent « ni de gauche ni de droite » et 42 % se disent à gauche, contre seulement 4,7 % d’extrême droite. Aussi fragile soit-il, ce baromètre invite à ne pas oublier la prédominance des revendications sociales au cœur du mouvement.

D’autres études ont également démontré que la question sociale était loin d’être ringarde. « Contrairement à une idée largement répandue, les enjeux culturels et identitaires n’ont pas pris l’ascendant sur l’aspiration à la redistribution des richesses, écrit le politologue Vincent Tiberj (5). L’attachement aux services publics et à la redistribution n’a jamais été aussi fort que depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République », au regard des résultats du baromètre sur le ressenti social (« mood social »).

En dépit de l’« inertie idéologique » et du ripolinage que l’élite néolibérale s’est offert avec l’éclosion express d’Emmanuel Macron, le vent de rejet actuel révèle donc une dynamique bien plus structurelle qu’un simple mouvement d’humeur « dégagiste ». 

(1) Interview à L’Humanité le 11 décembre.

(2) « Les gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir », Samuel Hayat, 5 décembre, samuelhayat.wordpress.com. Lire également, sur le même thème, l’interview de Xavier Vigna, dans Le Parisien du 26 novembre.

(3) Une politique efficace, puisque l’Organisation internationale du travail estime que la croissance des salaires, en France, n’a jamais été aussi faible depuis dix ans. L’Insee calcule également qu’entre la crise de 2008 et l’année 2016, les 10 % les moins aisés de la population ont vu leur niveau de vie reculer de 270 euros.

(4) Oxfam, « Indice de l’engagement à la réduction des inégalités 2018 », cité par Alternatives économiques.

(5) « Les attentes de redistribution n’ont jamais été aussi fortes », Alternatives économiques, 4 décembre.

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