Gilets jaunes : « On a tous nos problèmes, mais on est solidaires »

La révolte des gilets jaunes tire sa puissance d’une agrégation des souffrances. Si elle semble sans débouché politique, elle comble une vraie carence. Reportage.

Erwan Manac'h  • 12 décembre 2018 abonné·es
Gilets jaunes : « On a tous nos problèmes, mais on est solidaires »
Valérie, Magalie et Jacques tiennent un rond-point de Nogent-le-Rotrou.© Erwan Manac’h

Une petite colline de pierres qui prend le vent, ceinte par un flot continu de voitures. Un feu qui s’éteint sous la bruine. Huit heures, vendredi matin. Le jour se lève sur trois gilets jaunes à moitié endormis, dans le fatras de canapés récupérés et le cabanon de palettes qu’ils ont surveillé toute la nuit, à l’entrée de Chartres (Eure-et-Loir). En ce jour de veillée d’armes pour les gilets jaunes de toute la France, les premiers rayons du soleil font renaître le ballet incessant des visites. Sur le chemin du travail, au détour d’une livraison ou à la faveur d’une heure creuse, ils sont nombreux à venir apporter un tas de bois pour le feu, quelques vieux meubles ou une petite somme d’argent.

Sylvie (1), auxiliaire de vie à domicile, raconte la souffrance secrète qu’elle voit au quotidien chez ces mamies qui « ont peur d’avoir faim » et mettent des provisions de côté. Sur les routes de 8 heures à 19 h 30, elle gagne elle-même moins que le Smic, parce que ses déplacements ne sont pas rémunérés mais « indemnisés » 7 centimes par kilomètre. « Si l’essence augmente, cela me coûtera plus cher de travailler », s’indigne cette mère célibataire, qui fait la tournée des ronds-points en lutte de la région depuis le début du mouvement.

Sur ce point névralgique de l’entrée de Chartres, transformé en carrefour de la solidarité, il s’agit moins aujourd’hui de bloquer la circulation que de se tenir chaud. Chacun venant avec son histoire goûter parfois pour la première fois au réconfort simple de faire corps. Rompre l’isolement qui enferme certains dans une misère invisible.

Plus à l’ouest du département, sous une cabane de fortune dressée entre deux montagnes de palettes, Magalie attend la fin d’une averse, épuisée mais rayonnante. Voilà cinq nuits qu’elle campe sous la tente où les provisions sont entreposées, au bord d’un rond-point de Nogent-le-Rotrou, malgré le froid, l’humidité et son hypertension qui l’empêchent de dormir. « On est une famille. On a tous nos problèmes, mais on est solidaires », se réjouit cette ancienne ouvrière de l’électrotechnique, qui a collectionné les missions d’intérim après la délocalisation de son usine en 1992. Depuis le 18 novembre, elle a vu renaître sur ce rond-point une solidarité qu’elle pensait disparue. « Ils ont réussi à diviser les gens, nous sommes arrivés à une situation critique entre les êtres humains », soupire-t-elle. Elle vit aujourd’hui du RSA et doit lutter au quotidien contre les pièges de l’isolement. Le versement de son allocation a déjà trois jours de retard, alors que sa banque lui prélève une dizaine d’euros d’agios pour le moindre découvert de 10 euros. L’éloignement l’empêche aussi de se rendre aux Restos du cœur, « car il faudrait que je mette 3 ou 4 litres d’essence dans ma voiture pour y aller », soupire-t-elle.

Ils sont nombreux à endosser le gilet jaune pour rendre ainsi visible une souffrance. Comme cette Francilienne croisée samedi matin sur la place de la République, à Paris, venue clamer son sentiment d’abandon en prenant le prix du paquet de biscottes en exemple : « Il a augmenté de 14 centimes à 1,64 euro, c’est inadmissible. Ma retraite, elle, n’a pas bougé depuis 2004. »

Pétri de contradiction, sans homogénéité ni véritable projet politique, le mouvement des gilets jaune comble une carence que beaucoup de participants semblent découvrir. « Nous ne parlons pas de politique entre nous. On parle de nos vies, témoigne “Stinson72”, gilet jaune du Mans et modérateur d’un forum en ligne où s’organise le mouvement. C’est un ras-le-bol des smicards qui ne bossent plus pour vivre mais pour payer leurs factures. » La mobilisation des lycéens et des étudiants qui fait rage au même moment est d’ailleurs observée avec beaucoup de distance depuis les ronds-points occupés par les gilets jaunes.

D’un campement à l’autre, chaque groupe s’est doté de sa propre routine, de ses méthodes de blocage et de ses règles de vie. À Chartres, deux groupes de discussion en ligne concentrent les informations les plus « fiables », notamment « celui tenu par le mouvement motos », rapporte Guy, jeune retraité en blouson de cuir. Réunis en assemblée, 166 gilets jaunes ont élu 4 coordinateurs – un artisan, un commerçant, une infirmière et un ancien sans-abri – chargés de discuter avec les autorités et de centraliser les informations. Ils sont épaulés par deux secrétaires. Un début de structuration bienvenu pour Guy, qui verrait d’un bon œil que ces délégués locaux désignent des délégués régionaux, qui éliraient à leur tour « un cocon » de délégués nationaux.

À 50 kilomètres de là, dans la petite commune de Châteaudun, fermement mobilisée, quatre « gilets orange » organisent le mouvement, décident des actions et discutent avec la presse et les autorités. Ils ont été élus sans grand débat et font un point chaque matin et chaque soir sur l’actualité du mouvement.

Le mouvement est bien moins structuré au Mans, où les gilets jaunes ont dressé plusieurs rangées de barricades devant le dépôt de pétrole du sud de la ville. « Désigner des porte-parole, c’est exactement ce que souhaite le gouvernement pour pouvoir négocier et les acheter. Nous, on se met d’accord tous ensemble et, lorsque les autorités viennent échanger, nous y allons tous », ricane un colosse volontiers taquin. Le mouvement est certes incontrôlable, mais il est parti pour durer, promet-il au coin d’un feu : « Ils ne nous auront pas avec des miettes, on en bouffe assez tous les jours. » Difficile en revanche d’imaginer la forme que prendra la suite, pour ce couple qui s’avance dans le cercle. « On ne parle pas de l’après. On vit au jour le jour en se demandant ce qu’on va manger le soir. »

La teinte idéologique des discours varie aussi d’un point à l’autre. Nogent-le-Rotrou, bassin industriel sinistré, a son lot de vieux militants syndicaux, et les gilets jaunes sont plus métissés qu’ailleurs. « C’est fabuleux », s’esclaffe Patrick, aux anges. Cet ancien ajusteur mécanicien à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt, militant CGT et NPA, vient de croiser un vieux camarade d’usine perdu de vue depuis des décennies_. « Il y a une fusion… Ou plutôt,_ se reprend-il_, il y a des gens de toutes les couches de la société ensemble dans un même mouvement. On croise des gens qui n’ont jamais fait de manif et d’autres, comme moi, qui peuvent essayer d’apporter un peu d’expérience, sans cacher ni afficher leur appartenance syndicale. »_

Les arguments de l’extrême droite apparaissent souvent dans les discussions. « Il faut dire que nous voyons surtout des Blancs sur les ronds-points », se justifie Guy. Mais ils cohabitent avec des discours clairement antiracistes et leur expression reste timide, comme pour ne pas fragiliser l’unité précaire du mouvement. « L’extrême droite exerce une influence sur le mouvement, mais les militants RN sont incapables de le récupérer, se rassure Patrick. Les gilets jaunes ne sont pas d’extrême droite, ils sont le peuple, la classe ouvrière. La moins organisée et la plus dans la merde. »

Cette diversité est aussi frappante dans l’inextricable galaxie numérique des gilets jaunes. Les réseaux sociaux forment une caisse de résonance particulièrement bordélique où des dizaines de groupes bouillonnants se superposent et se démultiplient. Les nombreuses initiatives pour tenter de centraliser l’information ne font que renforcer la confusion. Des actions s’organisent sur des groupes plus restreints, mais la méfiance paralyse les discussions. Beaucoup d’informations stratégiques sont donc jalousées par une poignée de membres actifs et partagées oralement avec la minorité physiquement présente sur les lieux d’occupation. Dont certains n’ont même pas de compte sur Facebook.

Chaque groupe en ligne semble également suivre sa propre routine militante. Les administrateurs du forum « La France en colère », qui compte près de 5 000 membres sur la messagerie Telegram, ont ainsi choisi de « kicker » (bannir) systématiquement les auteurs de propos haineux, à tendance raciste ou propagateurs de « fake news ». Les messages crépitent chaque seconde et chacun veille à ce que les informations qui circulent soient sourcées. L’ambiance est plus frontiste sur le forum « Radio gilets jaunes », où les drapeaux français fleurissent en avatars à côté des symboles royalistes. Avec une omniprésence des informations émanant de l’extrême droite ou de la sphère complotiste.

Vus des ronds-points occupés, ces forums fiévreux semblent parfois bien loin, même si l’on y retrouve un même amalgame parfois cocasse. En milieu de journée, vendredi, deux silhouettes trempées discutent en filtrant les voitures sur le rond-point de Châteaudun. Le plus bavard des deux est un nostalgique de de Gaulle, qui conspue les « gauchistes », le multiculturalisme, Nuit debout, les « bourgeois et l’ultragauche » qui manifestaient en 1968. Son acolyte conserve un silence désapprobateur puis chuchote qu’il est « de gauche, car fils d’ouvrier ».

Une palette finit de brûler dans un brasero vissé sur l’herbe, pendant qu’une sono crache des vieux tubes disco. Les deux acolytes concluent en s’émerveillant de leurs propres désaccords. Comme si cette hétérogénéité rendait leur œuvre commune plus percutante. Il est presque l’heure de préparer à manger pour la vingtaine de gilets jaunes présents.

(1) Le prénom a été modifié.

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