« Les jeunes agenouillés ont été inscrits au rang des humiliés de l’histoire »

L’arrestation de 154 jeunes à Mantes-la-Jolie le 6 décembre est d’une symbolique dévastatrice. Témoignage d’une enseignante confinée dans le lycée Saint-Exupéry, à quelques mètres de l’opération choc.

Ingrid Merckx  • 12 décembre 2018 abonné·es
« Les jeunes agenouillés ont été inscrits au rang des humiliés de l’histoire »
© photo : Des lycéens de Marseille prennent la pose de leurs camarades de Mantes-la-Jolie, le 11 décembre.crédit : GERARD JULIEN/AFP

Écoutés pas matés ! C’est le cri des lycéens choqués par la répression qui s’est abattue sur le mouvement contre la réforme du bac et Parcoursup, démarré début décembre. Notamment l’arrestation violente de 154 jeunes à Mantes-la-Jolie (Yvelines), contraints de se mettre à genoux les mains sur la tête, certains menottés, et filmés par un policier grinçant : « Voilà une classe sage… » La vidéo a circulé à la vitesse d’une arme de propagande sur les réseaux sociaux. À cette vidéo évoquant l’imagerie coloniale, des manifestants des gilets jaunes et de la marche pour le climat ont riposté le 8 décembre en s’agenouillant les mains sur la tête. Réparateur ? Sur les jeunes de banlieue, qui se sentent victimes de relégation, la « classe sage » a déjà un effet plus dévastateur encore que le « nettoyage des banlieues au Kärcher » de Sarkozy. Mais elle frappe bien au-delà : lycéens qui refusent un tel traitement par la police, professeurs, parents d’élèves de la FCPE ou du Front de mères, Défenseur des droits… Reste à savoir si à cette violence les lycéens pourront répondre autrement que par un surcroît de colère. Témoignage de Nathalie Coste, professeur d’histoire au lycée Saint-Exupéry de Mantes, pour qui l’impact de cette scène peut faire exploser le travail et la confiance à l’œuvre dans les établissements des quartiers populaires.

Verbatim

« Je suis née à Mantes, j’ai grandi au Val-Fourré, et j’enseigne depuis vingt-cinq ans dans ce quartier populaire. Le 6 décembre, nous étions confinés au lycée. Nous n’avons donc pas été témoins directs de l’arrestation des 154. Nous ne l’avons découverte qu’un peu plus tard, effarés. Certains jeunes sont restés à genoux dans la boue et le froid près de trois heures ! Le temps que des fourgons les emmènent dans des commissariats du département. Les jeunes arrêtés ne pouvaient pas se lever. Ni aller aux toilettes. Certains pleuraient. Il n’y avait pas 154 casseurs, juste une poignée d’hyper violents.

La tension allait croissant depuis le début de la semaine. Lundi, des élèves de Saint-Exupéry et d’Edmond-Rostand, le lycée général et technique voisin, avec des élèves d’un profil un peu différent, ont organisé des blocages. Mardi, il y a eu deux arrestations. Mercredi, certains lycéens d’Edmond-Rostand ont traversé notre lycée pour fuir une charge de police. Des lycéens de plus en plus énervés ont été rejoints par des jeunes désœuvrés et nihilistes des cités d’à côté… Une poubelle a été incendiée, une voiture a flambé…

Malgré cela, on a vu aussi des jeunes protéger des mamies et des mères avec des poussettes. Les élèves pacifiques avaient très peur. Le lycée est resté ouvert malgré nos requêtes. Beaucoup sont venus pour voir. Certains ont pu être entraînés par des mouvements de foule. Le jeudi, il n’y avait quasiment plus d’élèves. Nous étions confinés dès le matin. Les forces de l’ordre étaient invisibles. La tension était très forte. Certains jeunes voulaient s’en prendre à la police et au matériel. En face du lycée, il y a une maison associative. C’est là que les jeunes se sont réfugiés quand la police les a nassés, vers 11 h 30. Quatre-vingts ont été relâchés le vendredi soir avec des rappels à la loi. Des parents ont dû aller chercher leurs enfants jusqu’à Trappes ou Plaisir. Samedi, on ne savait toujours rien des autres. Sinon que 20 à 25, dont semble-t-il de nombreux non-lycéens, allaient passer en comparution immédiate.

Cette vidéo fragilise tout notre travail avec les élèves depuis des années. Saint-Exupéry fonctionne bien, dans le calme et le respect. Mais les lycéens ne vivent pas hors sol. Ils subissent et ressentent la violence sociale qui frappe leurs parents. Certains disent : “On ne nous aime pas”, “on n’a pas d’avenir”. À qui le policier qui filmait a-t-il transmis la vidéo en premier ? Dans quel but ? Une enquête a été ouverte, mais c’est nous qui allons devoir ramasser les morceaux. Il va falloir parler dans les classes, et écouter. Les lycéens qui n’ont fait que voir la vidéo sont aussi très frappés. Beaucoup ont peur de la police et des casseurs. Mais les lycéens en colère n’ont pas d’espace pour se faire entendre. Beaucoup condamnent le fait de s’en prendre à des voitures que des gens ont mis des années à payer. Des parents nous disent qu’ils respectent la police et qu’il fallait intervenir, mais qu’il est inadmissible de traiter des jeunes comme si on allait les fusiller. C’est une imagerie qui renvoie à d’autres déshumanisations dans l’histoire : rafle du Vél’ d’Hiv’, coups de pression coloniaux, guerre d’Algérie, Palestine… Les jeunes arrêtés à genoux ont été inscrits dans le camp des oubliés de l’histoire. C’est un symbole catastrophique dans des quartiers de forte immigration.

Non, les lycéens ne sont pas incontrôlables. Peut-être 100 ou 150 sur 1 400 dans notre lycée. Les autres restent proches de nous. Nombreux ont hâte que les cours reprennent. Il va falloir tirer les leçons de cette expérience. Réfléchir aux phénomènes autodestructeurs de certains. À l’escalade de la colère et de la répression. Le sentiment qui domine au lycée aujourd’hui, c’est la tristesse. »

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