À Toulouse, les gilets jaunes convoquent le printemps

La mobilisation ne faiblit pas dans la capitale gasconne. L’acte 15, comme les précédents, était marqué par une grande détermination et une défiance croissante vis-à-vis de la police.

Romain Haillard  • 27 février 2019 abonné·es
À Toulouse, les gilets jaunes convoquent le printemps
© crédit photo : Valentin Belleville/AFP

Caressées par la lumière d’un printemps avant l’heure, les briques en terre cuite de Toulouse évoquent un vieil air de variété française. « Une fleur de corail que le soleil arrose, c’est peut-être pour ça, malgré ton rouge et noir, c’est peut-être pour ça qu’on te dit Ville rose, je revois ton pavé, ô ma cité gasconne », chantait en 1967 l’enfant du pays Claude Nougaro. Mais, à arpenter le centre-ville, il semble que la capitale occitane ait ajouté une nouvelle couleur à sa palette. Ce samedi 23 février, le jaune fluo des gilets contrebalance pour un quinzième acte les murs roses de ce nouveau cœur battant de la mobilisation.

Au zénith, une heure avant le début annoncé du rassemblement, l’esplanade François-Mitterrand se remplit d’impatients. Des manifestants armés de mégaphones tentent de retenir le cortège. Trop tard, il s’élance. Dans les rues bordées de chantiers, un homme grimpe sur un bloc de béton. Il estime la foule du regard et arbore un sourire satisfait. « On est combien ? » interroge un gilet jaune. « 55 d’après le gouvernement », ironise l’observateur du tac au tac. Ce jour-là, la préfecture de la Haute-Garonne reste vague mais signale « une baisse sensible par rapport aux semaines précédentes ». Elle évaluait à « quelques milliers » le nombre de personnes mobilisées aux derniers actes. Côté contestataires, la page Facebook « Le Nombre jaune » décompte 11 000 gilets.

« Ça vient du Lot comme du Gers… Pas étonnant de voir autant de monde, il n’y a presque pas de Toulousains ! » s’esclaffe dans un accent mélodieux un quinqua, une casquette de gavroche enfoncée sur la tête. Les gilets jaunes redistribuent les cartes ici, certains quittent la partie. Exit les banderoles étudiantes. De nombreux jeunes participent aux manifs, mais l’université Jean-Jaurès – l’éternel Mirail – ne mobilise plus. « Les syndicats étudiants n’osent plus appeler à la manifestation, ils ont utilisé toutes leurs billes l’année dernière », rappelle Martin (1), étudiant.

Après un blocage record de trois mois, la mise sous tutelle de l’établissement et le report des examens, les plaies restent ouvertes. « Plus personne n’ose proposer quoi que ce soit, les syndicats ont perdu toute légitimité », critique le jeune homme. Il poursuit sur un ton acerbe : « La dernière assemblée générale en novembre, les gilets jaunes n’étaient même pas à l’ordre du jour, il y a une sorte de mépris, je pense. » Martin s’y retrouve quand même, il manifeste chaque samedi, pas en tant qu’étudiant, mais en tant que précaire. De la même manière, les syndicats se font discrets à Toulouse, ne reste plus qu’une poignée de drapeaux CGT en queue de cortège.

D’humeur badine, la foule scande à l’unisson : « Il fait beau, il fait chaud, sortez les canons à eau ! » Le défilé aux allures de carnaval décline son répertoire de chants, dans un florilège clairement positionné à gauche. « Toulouse, debout ! Soulève-toi », « Anti, anti, anticapitaliste » sont repris à tue-tête par une majorité de manifestants. Un ancrage expliqué par le tissu militant préexistant, selon Maxime (1), administrateur de la page Facebook « Gilets jaunes Toulouse ». Arrivé en ville pour ses études il y a sept ans, le jeune homme reconnaît des têtes : « Je retrouve des cercles déjà mobilisés lors des mouvements sociaux antérieurs. »

Engagée « à plein temps » depuis le 17 novembre, Annabelle Quillet tempère le poids de cette tradition. « J’ai pu voir des libertaires se retrouver sur des blocages avec des électeurs du Front national », remarque cette travailleuse sociale. Un vote par dépit, selon la fonctionnaire : « Ça ne veut plus rien dire : j’ai voté ci, j’ai voté ça. Le vote Marine Le Pen a perdu de son sens. » Une union qu’elle qualifie volontiers de « fraternité ». Mais cette fraternité s’arrête là où commence l’extrême droite convaincue : « Il y a toujours des irréductibles fascistes. Justement : ne leur laissons pas d’espaces, prenons position. »

Des irréductibles invisibles, ce 23 février. Arrivée au quartier Jeanne-d’Arc, la tête de cortège entame un vigoureux « Siamo tutti antifascisti » (« nous sommes tous antifascistes », en italien). Deux semaines auparavant, des militants identifiés comme « identitaires » s’étaient mesurés à des militants d’extrême gauche. Une agression vite interrompue par la police et les manifestants. Cet épisode tend à relativiser les propos du maire, Jean-Luc Moudenc. Grimé en manifestant, l’élu Les Républicains s’était immergé en décembre dans la manifestation et avait constaté « un mano a mano entre extrémistes de gauche et de droite, unis pour lancer des projectiles contre les forces de l’ordre ».

Casque de protection solidement vissé sur la tête, lunettes de ski et masque à gaz. Suréquipée et installée dans son fauteuil roulant, Odile Maurin retransmet en direct sur Facebook la manifestation avec son téléphone. La militante scrute l’heure et s’étonne : « 16 h 30, et ça n’a toujours pas pété ! » Pour cette dame mobilisée contre l’invisibilisation des personnes en situation de handicap, filmer ne vise pas seulement à informer : « Nous le faisons aussi pour notre sécurité. » Ici, la répression policière se vit durement et se surveille de près.

Sur leur chasuble, une bande bleue, une bande jaune et des inscriptions : « Observateur », « LDH », « SAF » (2), « Fondation Copernic ». « Nous sommes un peu comme des casques bleus », plaisante Nicolas, membre de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Depuis deux années, lui et une douzaine d’autres bénévoles sillonnent les manifestations toulousaines. Acte après acte, ces femmes et ces hommes documentent en image le maintien de l’ordre, sous toutes ses coutures. « La manifestation se déroule toujours très bien quand les forces de l’ordre se tiennent loin du défilé. En fin d’après-midi, quand les policiers cherchent davantage le contact, ça dégénère », analyse Pascal Gassiot, de la Fondation Copernic.

L’OPP doit rendre son premier rapport au début du mois d’avril, mais tous s’accordent déjà pour le dire : la répression a atteint un niveau jamais égalé jusqu’ici. Sur la place du Capitole, devant l’hôtel de ville, des gilets jaunes hissent haut une banderole gigantesque entre deux lampadaires. La foule applaudit de bon cœur. Une liesse de courte durée. Il est 17 heures, et comme pour sonner la fin des festivités, une série de lacrymos tombe du ciel. La foule s’équipe et la réplique arrive, deux cocktails molotov déversent leurs flammes devant une ligne de CRS. La poursuite commence.

Le cortège, désorganisé par les gaz, s’agglutine vers le seul accès non condamné de la grande place. Clamés une demi-heure plus tôt, les chants « tout le monde déteste la police » et « la police déteste tout le monde » prennent tout leur sens. Les uniformes avancent, tandis que les unités de la BAC pressurent la queue du défilé en fuite. Tête baissée, les manifestants s’agrippent tous à un camarade d’infortune. Dans les étroites rues du vieux Toulouse, les gilets jaunes se tiennent les uns les autres pendant que certains donnent des indications sur la position de la police à chaque croisement.

Paul (1), militant éprouvé par dix années de lutte contre la répression des mouvements, déconstruit froidement : « Il y a toujours le fantasme d’une infiltration de l’extrême gauche, qui transformerait les manifestants en fous furieux. » Il marque une pause puis reprend : « La réalité est beaucoup plus -effroyable pour le pouvoir. C’est la police qui fabrique les révolutionnaires. Leur violence sera -toujours plus efficace que n’importe quel discours. » Membre de la Défense collective, groupe de soutien juridique des contestataires, Paul participe à rendre palpable la solidarité de la rue aux tribunaux. Cette commission du mouvement partage les bonnes pratiques, aide à trouver des financements pour les frais de justice et apporte un soutien aux prisonniers et à leurs familles. « Nous voulons soutenir tout le monde », affirme le militant avant de poursuivre, sourire en coin : « Nous défendrons même les innocents. »

Le slogan « Libérez nos camarades » des soixante-huitards a été remplacé par un implacable « Amnistie pour tous les gilets jaunes ! ». Selon un recensement du Collectif auto-média étudiant, qui assure une veille juridique du mouvement à Toulouse, 329 gardes à vue ont abouti à une centaine de procès. Une trentaine de manifestants ont été placés en détention provisoire ou condamnés. Mis bout à bout, ce sont 143 mois de prison ferme prononcés par les juges. Le membre actif de la Défense collective fulmine : « Je n’avais jamais vu autant de condamnations pour des dossiers aussi creux. »

Tout ne se joue pas dans les manifs. « Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, la face spectaculaire du mouvement », souligne fièrement Annabelle Quillet. Sur les réseaux sociaux, ou de main en main, se diffuse une cartographie de l’organisation toulousaine. À côté de la Défense collective coexistent d’autres groupes de travail. Une commission politique cherche à établir des valeurs communes et à alimenter les débats de fond. Une commission démocratie interne veille à l’horizontalité dans la prise de décision. Des blocages aux soupes populaires, la commission actions diversifie le répertoire d’intervention des gilets jaunes. Enfin, la commission communication s’occupe de lier ces différents groupes.

« Un bordel pas possible, assure Annabelle Quillet, un brin amusée. Il y a une véritable ébullition, le mouvement reste jeune. Ce n’est que le début. » Toutes les deux semaines, l’assemblée citoyenne se réunit pour exposer les avancées de chaque organe du réseau. Cette plateforme a permis à certains acteurs de la vie locale de s’intégrer. Umberto Di Prisco, président d’une association de commerçants du centre-ville, a participé à plusieurs assemblées générales. « Les manifestations impactent notre activité économique, rapporte le propriétaire de trois magasins_. Nous essayons donc de dialoguer pour trouver d’autres modes d’action que la manifestation du samedi. »_

À 7 heures ce même matin, le mouvement ANV-COP 21, le collectif Y’a pas d’arrangement et des militants d’Attac bloquaient le dépôt d’Amazon. À 17 heures, aux premiers heurts dans le centre-ville, des gilets jaunes réalisaient une opération escargot aux caisses d’un centre commercial de la périphérie toulousaine. Le principe ? Acheter un légume, ressortir du magasin, recommencer, encore et encore. Le soir, les occupants du rond-point de Sesquières ont rapporté ce butin pour en faire une soupe populaire sur fond de guinguette. Et tandis qu’ils dansent gaiement sous les ponts, d’autres se cherchent un toit. Toulouse, terre de squats, verra peut-être entre ses murs roses une « Maison des gilets jaunes » s’ouvrir.

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Ligue des droits de l’homme et Syndicat des avocats de France.

Société
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