« Bérénice » : Racine droit au cœur

Avec son cycle Les Insoumises, Isabelle Lafon offrait en partage des œuvres féminines mises à mal par l’histoire. Elle aborde aujourd’hui _Bérénice_ avec la même liberté et la même délicatesse.

Anaïs Heluin  • 5 février 2019 abonné·es
« Bérénice » : Racine droit au cœur
© crédit photo : Pascal Victor / ArtcomPress

Dans le silence des quatre comédiens assis autour d’une table, presque à portée de souffle du public, on sent une urgence. On devine le besoin de parole doublé d’une certaine inquiétude présent dans tous les spectacles d’Isabelle Lafon depuis Igishanga (2002), où elle dit seule les témoignages de deux rescapées du génocide rwandais. Son triptyque Les Insoumises (2016) surtout, consacré aux résistances poétiques d’Anna Akhmatova, de Virginia Woolf et de Monique Wittig, est plein de cet appétit. Et, plus tard, sa libre traversée de La Mouette de Tchekhov n’en est pas dénuée. C’est pour elle une première entrée en territoires classiques, qu’elle poursuit avec sa compagnie Les Merveilleuses en s’emparant de Bérénice.

Les alexandrins de Racine n’y résistent pas. En les abordant à sa manière de passeuse clandestine de récits, Isabelle Laffon les fait vibrer sur le plateau presque nu, disponible pour la rencontre bouleversante entre les interprètes et la tragédie de la séparation amoureuse. C’est Pierre-Félix Gravière, le seul homme de la distribution – et l’un des premiers à intégrer l’univers d’Isabelle Lafon –, qui finit par prendre la parole. « C’est-à-dire que Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire », prononce-t-il à mi-voix, avant d’endosser le rôle du roi de Commagène, Antiochus.

Extraits de la préface de Racine, ces mots tremblants nous placent face à l’œuvre comme face à un secret difficile à avouer. Ils nous incitent à la curiosité. À la fébrilité qui anime autant les comédiens qu’Isabelle Lafon, dont la présence muette à quelques mètres de la table et le regard chargé d’attentes suggèrent tout le travail nécessaire à la magie du théâtre. Tous les doutes, toutes les larmes.

La metteuse en scène ne sortira de son ombre qu’à la fin de la pièce pour accompagner sa Bérénice (Johanna Korthals Altes, sa complice de longue date) dans sa douleur de perdre son Titus (Karyll Elgrichi, qui forme un beau duo avec Judith Périllat, parfaite en Paulin, conseiller de l’empereur). Titus l’aime, mais pourtant la quitte. Scène d’une grâce inouïe qui dit beaucoup du processus de travail des Merveilleuses. De leur quête d’une écoute, d’une intimité entre elles aussi bien qu’avec le spectateur, capable de restituer la beauté d’une phrase comme si elle était créée à l’instant.

Intime autant que politique, la tragédie sans morts mais non sans douleurs de Racine se prête à ce type de traversée. Récemment, Mathieu Montanier l’entreprenait en solitaire dans une mise en scène de Frédéric Fisbach. Comme lui, Isabelle Lafon et ses interprètes, qui ont largement contribué à l’écriture du spectacle, piochent dans le texte les répliques qui leur plaisent. Ils abandonnent les autres sans culpabilité, et même avec une certaine joie, qui donne à la tragédie une légèreté inattendue.

Dans leurs rôles qui ne correspondent pas forcément à leur genre, les comédiens s’offrent à Racine tels qu’ils sont. Chacun avec sa façon d’appréhender le plateau soir après soir. Pour décaler les regards et ouvrir des espaces de pensée et d’émotion.

Bérénice, 8-14 février, MC2 Grenoble (38), 04 76 00 79 00 ; 20-21 février, Théâtre Firmin-Gémier, La Piscine, Châtenay-Malabry (92), 01 41 87 20 84.

Théâtre
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