Au cinéma et au théâtre, les juifs et homos cibles d’une même haine

Chantal Meyer-Plantureux étudie l’expression antisémite et homophobe dans le cinéma et le théâtre en France.

Gilles Costaz  • 19 mars 2019 abonné·es
Au cinéma et au théâtre, les juifs et homos cibles d’une même haine
photo : Souvent cantonné dans des rôles secondaires de personnage d’origine juive, Marcel Dalio est au premier plan chez Renoir. Ici, dans « La Grande Illusion ».
© Collection Christophel/Réalisation d’art cinématographique/AFP

L’historienne Chantal Meyer-Plantureux, à qui l’on doit divers essais importants sur la critique, le théâtre et Romain Rolland, a relié, grâce à sa rencontre avec le dramaturge Jean-Marie Besset, deux attitudes monstrueuses et pourtant bien vivantes, la haine des juifs et la détestation des homosexuels. Elle avait, semble-t-il, travaillé sur le premier thème et, touchée par certains aspects communs, a élargi la conception du livre qu’elle avait en cours pour publier à présent Antisémitisme et homophobie. Clichés en scène et à l’écran.

Cette association n’est pas nouvelle, comme l’auteure le montre elle-même. Chacun sait que les nazis ont persécuté les juifs et les homos. Chacun sait qu’on peut entendre « sale juif » ou « sale pédé » sortir d’une même bouche qui se gargarise de ces deux formes de rejet. Il y a, au fond de ces déclarations similaires contre les uns et les autres, la joie odieuse de mépriser autrui.

Le non-juif et le non-homo haineux se sentent supérieurs. L’autre est donc un inférieur. Un mesquin, un couard. Cette forme d’injure, exprimée en termes précieux ou dans la grossièreté, on la trouve par centaines dans le livre de Chantal Meyer-Plantureux, qui part de la fin du XIXe siècle et va jusqu’à aujourd’hui. En fait, les temps présents sont effleurés. Juste le temps de dire que les pièces de Sherman et Kushner, dans le monde anglo-saxon, de Copi, Grumberg et Besset, en France, en finissent avec les simplifications outrancières. L’étude montre avant tout le parcours d’une société française artistique et journalistique férocement antisémite et homophobe jusqu’à l’après-guerre. L’heureuse conclusion de l’affaire Dreyfus n’a pas beaucoup changé les mentalités. La rancœur antijuive est vite revenue pour atteindre les sommets que l’on connaît pendant la collaboration avec les nazis.

La presse constitue la principale documentation de l’historien de ces années-là. Chantal Meyer-­Plantureux replace sous nos yeux ce qu’on écrivait impunément alors sans que soient jugés malodorants les points de vue les plus répugnants. Léon Daudet, recordman de la haine dans L’Action française, pouvait écrire du courageux et désintéressé directeur du Théâtre des Champs-Élysées Gabriel Astruc, en 1913 : 

L’entreprise Astruc (ce Théâtre des Champs-Élysées, vite fermé pour faillite) portait dans ses flancs, dès l’origine, toutes ces tares d’esbroufe, de poudre aux yeux, de faux-­semblants qui caractérisent l’esthétique sémite. C’était un bazar d’Orient où l’on pouvait, par aventure, monter de bonnes pièces et jouer de bonne musique, mais auquel manquait une direction sensée et pondérée, une tête occidentale. Il suffisait d’avoir rencontré une fois cet hurluberlu à profil de dromadaire enivré pour pronostiquer l’avenir de toute initiative venant de l’ex-ignoble petit scribouillard de « L’Événement »…

Des journalistes moins catalogués pouvaient tranquillement employer les mêmes termes. Les mots glissent : on parle de « Sémite », d’« israélite », puis d’« Oriental », de « cosmopolite »… On mélange tout, en se souvenant que Nijinsky est russe et homosexuel, en supposant ou en additionnant la judéité et des mœurs jugées non conformes…

Le sous-entendu est l’arme préférée de ce qu’on appelle l’« anti­sémitisme bon enfant », dont l’une des plus évidentes illustrations est la série cinématographique des Lévy tournée en 1930 par André Hugon : tous ces personnages gentillets ne pensent qu’à l’argent et à leur clan. Cette version douce de la haine antijuive est aussi perverse que les attaques directes contre les banquiers et les producteurs juifs qui emplissent les journaux.

L’antisémite et l’homophobe ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Brasillach et Rebatet sont repérables aux premiers rangs de l’ignominie. Mais qui penserait à placer, parmi les pires franchouillards jetant leurs eaux sales sur les Français d’autres origines, les cinéastes Jean Renoir et Marcel L’Herbier, les metteurs en scène Charles Dullin et Léon Chancerel ? Leurs textes sont accablants. Homosexuel honteux, L’Herbier tape sans cesse sur les juifs et les hommes qui aiment les hommes…

Chantal Meyer-Plantureux ouvre plus de dossiers nouveaux quand elle explore son domaine favori, le théâtre. Sur le cinéma, elle s’aventure avec prudence, même si elle donne quelques détails peu connus sur ce qui a été beaucoup mis en lumière : les films tournés par les Français pour la société de production Continental, à capitaux allemands, la réalisation du Corbeau de Clouzot, dont l’acteur principal, Pierre Fresnay, fit quelques jours de prison à la Libération, les voyages de certaines vedettes françaises en Allemagne… On connaît peu, par exemple, ces essais d’aryanisation de films, consistant à enlever des plans tournés par des acteurs juifs et à les remplacer par d’autres plans (c’est ainsi que Pierre Renoir remplaça von Stroheim dans Macao et que Pasquali refit les séquences de Dalio dans Entrée des artistes).

La fresque de Chantal Meyer-Plantureux est à lire comme le tableau d’une ignominie sans cesse prolongée, étayé d’un nombre impressionnant de citations terrifiantes. Sur les personnages connus, les révélations sont peu nombreuses, mais elles peuvent être troublantes quand il s’agit de Sartre ou de Jouvet. Ce que l’auteur montre bien, en même temps, c’est combien l’épuration de 1945 a été injuste et mal faite. Beaucoup des grands critiques dramatiques de la presse collaborationniste sont devenus à la Libération de parfaits journalistes d’avant-garde !

Antisémitisme et homophobie. Clichés en scène et à l’écran, de Chantal Meyer-Plantureux, préface de Pascal Ory, CNRS éditions, 408 pages, 21 euros.

Théâtre
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