Cinéma du réel : la fuite et la suite

Paris ouvre la quarante et unième édition de son festival Cinéma du réel. Avec une forte présence de films traitant de la situation des migrants.

Jean-Claude Renard  • 12 mars 2019 abonné·es
Cinéma du réel : la fuite et la suite
© photo : « Paris Stalingrad », au cœur du chaos. crédit : Les Films du Sillage distribution

De la distribution de nourriture à la quête administrative, il n’y a pas loin, seulement un mouvement de caméra. L’association France terre d’asile croule sous les demandes, se protège des longues files d’attente en conservant ses portes closes, tandis que la police organise des rafles. À quelques centaines de mètres de son siège, un campement de réfugiés s’étire sur l’avenue de Flandre, dans le XIXe arrondissement de Paris. En attendant de déposer leur demande d’asile et de faire valoir leurs droits, ces nouveaux arrivants s’organisent comme ils peuvent. Une poignée de militants et de citoyens apportent aide et soutien, assistant au ballet incessant des énormes pelleteuses croisant les cars de police. On détruit les campements de fortune sans proposer d’alternative, on embarque matelas, couvertures et tentes. Une vie sans répit qui exige d’être prêt à tout recommencer.

Parmi les réfugiés, Souleymane, 18 ans, venu du Darfour. Épaisse et noire tignasse, grosse bague au doigt, bouteille de flotte en main et sac au dos. Derrière lui, une belle vie entre son père, agriculteur, et sa mère. Puis la guerre a éclaté. Son père et son grand frère ont été abattus par les milices militaires. Fin des rêves. À 13 ans, il a pris la route. Voilà cinq ans maintenant. Il n’est pas le seul adolescent esseulé, livré à lui-même dans les rues de Paris, dans le quartier de Stalingrad. À dormir par terre, à se confronter au rejet au faciès…

C’est dans cette foule bigarrée et démunie qu’Hind Meddeb (laquelle parle arabe, converse et conseille les migrants) et Thim Naccache ont longuement plongé leur caméra, accompagnant principalement Souleymane.

Paris ­Stalingrad se veut au cœur du chaos. Sans misérabilisme, suivant les charges policières dès 5 heures du matin, avant les centres de rétention, les interventions et les arrestations musclées, les solidarités, les manifestations de migrants pour plus de droits humains, les moments de répit aussi, à la lessive, à faire sa toilette au bord du bassin de La Villette, à évoquer le passé, à entonner une chanson.

« À qui la faute ? » s’interroge Souleymane dans ce décor urbain fragile et âpre. Lui est arrivé du Tchad puis des côtes libyennes, traité comme « un mouton dans un enclos », après avoir été exploité et battu dans une mine d’or. Dans sa tête s’égrènent des poèmes qui disent l’exil et sa violence, un exil « menteur » qui « se joue de toi avec ses belles avenues illuminées, creuse ta blessure pour rien ». Des poèmes qui chantent aussi l’amour et que si c’est pas vrai, c’est quand même peut-être. Parce que, si les réalisateurs choisissent de filmer les conditions de vie épouvantables au quotidien, ils se refusent à l’abattement. Au diapason de Souleymane.

Shelter, Farewell to Edén, d’Enrico Masi, raconte une autre histoire singulière. Celle de Pepsi, militante transsexuelle née aux Philippines, aujourd’hui en quête d’un emploi stable entre la France et l’Italie, après avoir travaillé dix ans comme infirmière en Libye, contrainte de suivre le flux des migrants, traquée pour son orientation sexuelle. Un parcours relaté à la première personne, sans commentaire ni légende, où s’avance un long chemin au fil des saisons, des paysages divers, des côtes italiennes aux parades de géants dans le nord de la France, d’une gare ferroviaire à une salle d’hébergement, d’une distribution de repas et de gants à un feu de camp dans la jungle de Calais, d’un poste frontière à l’autre, aux contrôles policiers. Entre errances et brinquebales.

Aux images de Pepsi, filmée de dos ou de trois quarts et au plus près du corps, Enrico Masi, dédiant son film « à tous ceux qui sont morts dans la traversée des frontières », ajoute des archives, d’autres plans sur les réfugiés le long des côtes sardes et ligures, en région Paca, en Île-de-France, tous en quête d’un hypothétique paradis dans la désolation alentour. Odyssée épuisante, mais décourageante, sûrement pas ! « Gay, musulmane, rebelle, infirmière, se revendique fièrement Pepsi. J’adore ça ! C’est ma vie. »

De Cinéma du réel, le plus important festival du documentaire à Paris (qui programme chaque année une cinquantaine de films), il se dégage rarement une thématique particulière. À côté d’une rétrospective consacrée à Kevin Jerome Everson, dont le cinéma est centré sur la culture afro-américaine (1), cette nouvelle édition se présente donc comme une exception, avec nombre de documentaires articulés autour des migrants. C’est le cas avec Le Bon Grain et l’Ivraie, de Manuela Frésil, tourné dans un centre d’accueil d’urgence des familles en demande d’asile, à Annecy, confrontant la parole des enfants au mutisme des parents.

C’est encore le cas avec La Strada per le montagne, de Micol Roubini, remontant le fil d’une migration, de l’ouest de l’Ukraine à Milan, livrant une autre histoire peu commune et si personnelle, celle du grand-père de la réalisatrice fuyant son pays natal, gamin, pendant la Seconde Guerre mondiale, après la mort de sa famille. D’une émouvante délicatesse, commenté à la première personne, un film conjuguant à nouveau l’intime et l’universel, construit à partir d’objets (cadrés comme des natures mortes), de documents familiaux retrouvés à la mort du vieil homme et de témoignages actuels. Encore une histoire de trains, de routes, d’origine et de déracinement, de quête et d’exil. Et de tragédie.

À Biarritz, en janvier dernier, le Fipadoc avait déjà présenté quelques œuvres autour du drame des migrants. Avec cette édition du festival Cinéma du réel, on observe combien ce drame est devenu un centre de préoccupation pour les documentaristes.

(1) Au programme notamment : Tonsler Park, une immersion dans un bureau de vote de Charlottesville en 2016 ; et Park Lanes, suivant une journée de travail d’ouvriers dans une usine, huit heures durant.

Cinéma du réel, 15-24 mars, Centre Pompidou, Paris IVe. www.cinemadureel.org

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