Guiti News : Partager l’info

Tout juste créé, le site Guiti News réunit des journalistes français et réfugiés. Un projet social et culturel passionnant, abordant tous les sujets par le prisme des migrations.

Jean-Claude Renard  • 6 mars 2019 abonné·es
Guiti News : Partager l’info
©photo : De gauche à droite : Mortaza Behboudi, Nina Gheddar, Zaher Al-Zaher, Abdallah Hassan, Sara Farid et Gaspard « Doudou » Njock. crédit : DR

La réforme du droit d’asile de juillet 2015 inscrit officiellement que l’orientation sexuelle peut constituer un motif de persécution. Néanmoins, les demandeurs d’asile LGBT sont souvent confrontés aux rigueurs arbitraires de l’administration française dans leur parcours. Comme en témoigne Subir et ne rien dire, reportage vidéo signé Coline Bijon, Abdallah Hassan et Alix Lafosse, consacré au difficile chemin des demandeurs d’asile LGBT et diffusé sur Guiti News (1). Ainsi, « tous les pays ne criminalisent ou ne pénalisent pas l’homosexualité, mais dans certains pays les homosexuels sont réellement en danger », relève Thierry Moulin, coprésident de l’Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et transsexuelles à l’immigration et au séjour (Ardhis), qui accompagne les couples binationaux dans leurs démarches administratives.

Selon l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat), on estime à 5 % ou 6 % en France la part de demandes d’asile émanant de réfugiés LGBT. Avant l’entretien individuel, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) accorde 21 jours pour délivrer un récit écrit « en donnant des éléments circonstanciés ». Tous doivent convaincre de « persécutions vécues ou craintes » dans leur pays d’origine. Outre la précarité qu’implique une demande d’asile, nombreux sont ceux témoignant des difficultés à devoir prouver leur homosexualité à une administration froide et distante. D’autres craignent un regain d’hostilité envers les personnes LGBT. « C’était plus facile dans les années 1980, on n’entendait pas trop ce qu’on entend aujourd’hui sur les étrangers, sur la fermeture des frontières », souligne amèrement l’un d’eux, John Velez, maquilleur et formateur colombien. Tel est l’un des enseignements de ce reportage.

Sur le même site, un reportage photo de Mortaza Behboudi et Sofia Fischer propose une galerie de portraits de personnes venues de différents pays, à qui l’on a demandé de poser avec un objet représentant leur origine et leur parcours. Une série « pour se raconter soi, son voyage, ce qu’on y a gagné et perdu ». Un article revient sur le décret officialisant le fichage national des mineurs isolés, un autre évoque l’achat de son premier maillot de bain par une femme africaine, tandis que des dessins, sous la rubrique « L’œil de Doudou », de son vrai nom Gaspard Njock, dessinateur de presse camerounais (auteur notamment de la bande dessinée Un voyage sans retour), au trait incisif, animent joyeusement ou ironiquement la page d’accueil.

Guiti News, c’est ça : un site d’infos balbutiant pour l’instant, au stade de la débrouille, qui cherche encore des locaux où poser son matériel et ses bureaux avec une salle de montage, mais déjà partagé entre des sons, des articles, des reportages vidéo et des entretiens. Le toutim sans publicité. Guiti, à traduire en persan par « le monde et ce qui l’entoure », a été lancé le 22 janvier au bout de rencontres diverses (autour d’un pastis sur une terrasse parisienne, dans un squat à Athènes, lors d’une conférence de l’Unesco à Tunis, via un réseau social) et d’un financement participatif qui a rapporté 6 000 euros. Un site porté par une ligne éditoriale manifeste : parler de la migration autrement. « En tant que journalistes, s’explique l’équipe rédactionnelle sur son site, nous avions tous pu faire l’expérience d’une certaine frustration quant au traitement de ces sujets et avions l’impression que les idéologies et les haines l’emportaient bien souvent. Nous voulions casser cela. Parce que c’est conforme à nos histoires. Avec plus de complexité, plus d’humilité et, nous l’espérons, plus de justesse. Pour que la migration ne devienne pas un marronnier, qu’elle ne se perde pas dans l’angle mort, mais qu’elle intègre pleinement les grands sujets de notre époque. Qu’elle existe un peu moins comme un “enjeu politique”, une “problématique” et un “défi” et un peu plus comme des histoires humaines qui ne demandent qu’à être racontées. »

Raconter la question migratoire de façon transversale, parce que parler de migrations, c’est aussi parler des femmes, du racisme, de santé, du climat, de sécurité et d’homophobie… Rédactrice en chef, passée par une formation littéraire (concentrée notamment sur l’œuvre de Boris Vian), une école de journalisme (le Celsa), puis la presse nationale et régionale, Nina Gheddar renchérit :

C’est un sujet très large, quasiment inépuisable, qui, sous un certain prisme, nous permet d’aborder toutes les rubriques et de dire beaucoup de choses sur la société française. Jusque-là, on n’avait pas la capacité, ni la liberté, dans nos différentes rédactions françaises, de traiter toutes ces questions en les sortant du côté déshumanisant, au-delà des chiffres ou des directives européennes.

Et si le regard se veut plus juste, plus complexe, il ne se pose pas n’importe comment. Guiti News propose uniquement des reportages réalisés par un binôme : un journaliste français et un confrère exilé, réfugié en France. Soit un double regard pour réfléchir, informer autrement : c’est le seul média existant sous cette forme. L’équipe s’est constituée sous le statut d’association, où s’additionnent une photographe pakistanaise, reporter pour le New York Times, un journaliste syrien qui travaillait pour NBC News à Alep, un autre, tchadien, qui a exercé pour LaTéléLibre de John Paul Lepers, un autre encore, afghan, une vidéaste, deux journalistes parisiennes (dont Nina Gheddar). Un groupe hétéroclite d’une dizaine de personnes, en dessous de la trentaine, tous bénévoles pour l’instant et qui pigent péniblement en free-lance dans différentes rédactions.

La composition de cette équipe répond d’abord à un constat : les journalistes qui ont dû fuir leur pays ne parviennent pas à poursuivre leur métier en France. Et se retrouvent le plus souvent engoncés dans des tâches subalternes. Qui à la plonge dans un restaurant, au service ou à la réception dans un hôtel, qui à la téléprospection. Il faut bien croûter. « Si l’on peut participer, à notre petite échelle, à l’insertion de journalistes réfugiés, on le fait ! poursuit Nina Gheddar. Il s’agit de se donner des chances. »

Selon Mortaza Behboudi, cofondateur du site, plus de 80 % de journalistes réfugiés ne trouvent pas de place dans les rédactions françaises, sinon des postes précaires. À Guiti News, à l’actualité décryptée, ils apportent une richesse extérieure, une interprétation différente, leur histoire, leur culture, des points de vue, leur parcours et leurs combats, un partage d’opinions, de compétences, de vécus sur les contenus, « parce qu’il existe autant d’histoires que d’immigrés, observe Mortaza Behboudi. Il convient de leur donner la parole, de la donner à toutes les générations, au-delà des migrants aujourd’hui ».

Lui-même a connu un itinéraire particulier. Né en Afghanistan en 1994, il suit à l’âge de 2 ans sa famille exilée en Iran. De retour dans son pays natal pour exercer le métier de journaliste, il crée à Kaboul, avec quelques collègues, un journal économique quotidien, Daily Brothers. Menacé à la suite d’une enquête sur le trafic d’opium, il est contraint par les talibans de repartir en exil, en France cette fois, sous la protection de l’ambassade, en 2015, où il débarque sans connaître la langue. Il vit dans la rue deux mois durant, avant d’être suivi et aidé par la Maison des journalistes, laquelle accueille depuis 2002 des journalistes exilés politiques, met à leur disposition plusieurs services, comme des cours de français, et dispose de quatorze chambres. Il y est logé pendant dix mois. C’est aussi là qu’il croise d’autres journalistes. Commence à germer l’idée d’un média tourné autour des migrations, avant d’entamer son service civique en France. Il est alors le premier réfugié à le faire, « par solidarité avec le pays qui [l]’a accueilli », avant de trouver quelques piges ici et là, couvrant Calais, les attentats de Bruxelles, avant encore de s’inscrire à un master de relations internationales à la Sorbonne, de bénéficier d’une bourse universitaire.

Aujourd’hui, pleinement impliqué dans la démarche éditoriale de Guiti News, Mortaza Behboudi part également couvrir pour Al Jazeera France un reportage sur un camp de réfugiés au Niger. Il y aura sûrement moyen de trouver sur place un confrère pour former un binôme et rendre compte parallèlement des conditions de vie du camp pour Guiti News. Avant de rentrer à Paris et de se replonger dans cette aventure enthousiasmante.

« On travaille à la fois sur le contenu éditorial, explique Nina Gheddar, en suggérant différents sujets, comme le portrait vidéo d’un humanitaire à bord de l’Aquarius ou un reportage dans un camp en Ouganda, et sur la recherche de financements à travers des aides, des subventions, des bourses, tout en répondant aux propositions que l’on reçoit sur l’éducation aux médias dans les établissements scolaires. » Parce que l’équipe est déjà très sollicitée pour son double regard, ses choix éditoriaux, son identité : « Le monde et ce qui l’entoure. »

(1) guitinews.fr

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Temps de lecture : 8 minutes