Un don d’enfant

Avec La Plus Précieuse des Marchandises, Jean-Claude Grumberg signe un conte tragique et magnifique se déroulant au temps de la Shoah.

Christophe Kantcheff  • 6 mars 2019 abonné·es
Un don d’enfant
©photo : Par amour et désespoir, une petite fille fut jetée d’un train à une pauvre bûcheronne… crédit : Christophe Sidamon-Pesson/AFP

Comme toute son œuvre, la trentaine de pièces de théâtre que Jean-Claude Grumberg a écrites ont cette double particularité d’avoir en leur cœur la destruction des Juifs d’Europe et d’être imprégnées d’humour. Ce qui valut à l’auteur de L’Atelier (1979) d’être désigné comme « l’auteur tragique le plus drôle de sa génération » par l’écrivain Claude Roy. À la lecture de son nouveau livre, il faut ajouter qu’il est aussi l’un des plus ­audacieux. Avec La Plus Précieuse des Marchandises, Jean-Claude Grumberg n’a jamais approché d’aussi près le point aveugle de la Shoah ; or il le fait à travers un conte qui a toutes les caractéristiques du genre. Il commence par « Il était une fois » et met en scène « pauvre bûcheron » et « pauvre bûcheronne » vivant sur une terre boisée et déshéritée, quelque part dans un pays à l’Est occupé par les armées du Troisième Reich.

Dans ce lieu, le seul événement notable est le passage quotidien d’un train à la destination inconnue. Parfois, une main lance à travers la lucarne dont sont dotés les wagons à bestiaux un morceau de papier rempli d’une écriture que « pauvre bûcheronne », affamée, à l’affût du don d’une « marchandise », est incapable de comprendre. Mais, un jour, c’est un bébé qui lui est lancé, à elle qui n’a pu enfanter. Hershele, le déporté qui a fait ce geste, est père de très jeunes jumeaux, un fils et une fille, mais son épouse n’a plus suffisamment de lait pour deux enfants. Il espère ainsi sauver l’un et l’autre.

Il faut avoir acquis une grande liberté pour mettre en scène une telle situation à travers un conte. Une éthique du regard aussi (une notion peu usitée en littérature mais non dénuée de sens ici, d’autant que ce texte est très visuel), ce dont, par exemple, manquait Roberto Benigni quand il crut pouvoir faire une comédie dans les camps (1). Car outre l’histoire, non sans ­dramatiques péripéties, de l’adoption de l’enfant par « pauvre bûcheronne », Jean-Claude Grumberg retrace le parcours d’Hershele et de sa famille à partir de la rue de Chabrol à Paris, où ils vivaient, jusqu’à Auschwitz via Drancy. Ses descriptions restent au bord de l’indicible. Surtout quand il s’agit d’évoquer la mort de Dinah, la femme d’Hershele, et de leur fils dès leur arrivée à Auschwitz, ou la persévérance de cet homme à survivre, dévolu à la tâche de tondre les crânes des arrivants.

C’est par l’humour et l’ironie que Jean-Claude Grumberg donne une idée de l’irrémédiable déchirure que provoque le geste d’Hershele. Ils se manifestent dès le deuxième paragraphe du livre : 

Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! Pas du tout. Moi-même, tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule. Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants faute de pouvoir les nourrir, allons…

Jean-Claude Grumberg joue également avec la notion de « fait vrai » pour aiguiser la portée émotionnelle et universelle de la fiction : « La seule chose vraie, vraiment vraie donc, c’est qu’une petite fille, qui n’existait pas, fut jetée de la lucarne d’un train de marchandises, par amour et par désespoir, fut jetée d’un train, enveloppée d’un châle de prière qui n’existait pas, fut jetée dans la neige aux pieds d’une pauvre bûcheronne sans enfant à chérir, et que cette pauvre bûcheronne, qui n’existait pas, l’a ramassée, nourrie, chérie, et aimée plus que tout. Plus que sa vie même. »

Le livre s’achève cependant sur un « appendice pour amateurs d’histoires vraies », où l’on apprend que le grand-père de l’auteur a été déporté à Auschwitz par le convoi n° 45, son propre père par le convoi n° 49, et qu’« Abraham et Chaïga Wizenfeld, ainsi que leurs jumeaux Jeanine et Fernand, nés à Paris Xe le 9 novembre 1943, quittèrent Drancy le 7 décembre de cette même année, soit vingt-huit jours après leur naissance. Convoi n° 64. » Avec ce conte, Jean-Claude Grumberg offre un prolongement possible de leur existence à des êtres qu’on a voulu réduire à néant et touche au vertige d’une humanité perdue.

La Plus Précieuse des Marchandises, Jean-Claude Grumberg, Seuil, 110 pages, 12 euros.

(1) La vie est belle (1997).

Littérature
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