Dans les ruines de l’Allemagne de l’Est

L’urbex – pour exploration urbaine – est une nouvelle pratique de recherche historique dans des lieux abandonnés, proche de l’enquête de détective. L’ex-RDA fourmille ainsi de richesses oubliées…

Nicolas Offenstadt  • 3 avril 2019 abonné·es
Dans les ruines de l’Allemagne de l’Est
© photo : Exploration urbaine à Berlin.crédit : John MACDOUGALL/AFP

Les ruines et les lieux abandonnés, ou vides, attirent, et en particulier ceux du passé récent.

L’internationalisme solidaire

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que progresse la mondialisation du capital, celle du travail reste incomplète. Impliqués sur des marchés de plus en plus unifiés, les ouvriers peinent à se coordonner par-delà les frontières. Mais, en 1864, la naissance de la première Internationale vise justement à réduire ce déséquilibre et à traduire en pratiques le mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Nicolas Delalande reprend cette histoire de l’internationalisme en s’attachant aux actions concrètes : mise sur pied d’un système de prêt, souscription pour que tiennent les grèves, aides aux familles des grévistes condamnés, accueil et indemnisation des ouvriers étrangers que les patrons cherchaient à utiliser pour briser les grèves… Une salutaire plongée dans l’histoire concrète de la solidarité ouvrière internationaliste, de quoi sortir de l’alternative stérile entre libéralisme inégalitaire et repli nationaliste.

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

La Lutte et l’Entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Nicolas Delalande, Seuil, 368 pages, 24 euros.

Aujourd’hui, tout un mouvement, l’« urbex » (exploration urbaine), à vrai dire hétérogène, les parcourt avec frénésie. Pour certains, c’est avant tout le frisson de l’aventure ; pour d’autres, c’est une fuite temporaire hors du quotidien. D’autres encore y portent un intérêt esthétique, qui prend surtout la forme de pratiques photographiques. Les motivations s’affirment parfois politiques, quand les urbexeurs, notamment anglo-saxons, entendent lutter contre l’ordre urbain. Souvent, les urbexeurs montrent un intérêt historique pour les lieux visités. Reste que, en général, ce rapport documentaire à l’urbex s’en tient aux ressources disponibles en ligne et à une description très narrative ou factuelle.

En visitant l’Allemagne de l’Est dans les années 2000, j’ai été frappé par la présence massive de ces ruines en milieu urbain, au cœur même des centres anciens parfois : des ruines à la fois imposantes et parlantes, liées au traitement de la RDA dans l’Allemagne unifiée. Avec le temps, avec les voyages répétés, je me suis interrogé sur les passages possibles des réflexions de promenades au travail historien. C’est en pratiquant l’urbex, en pénétrant dans de nombreux bâtiments fermés, parfois de manière illégale, que l’enquête historienne s’est lentement formée. Deux questions se sont vite entremêlées : pourquoi tant d’abandons si visibles et pourquoi surtout – comment – cette présence durable de l’abandon aux yeux de tous ? Ensuite, que peut-on faire, en chercheur, des lieux abandonnés ? J’ai, au total, visité de l’intérieur plus de 230 sites dans l’ex-Allemagne de l’Est et des milliers d’emplacements (lorsque les lieux ont disparu ou ne sont pas « visitables »). Dès les premières « urbex », j’ai été frappé par les détails d’architecture et d’art qui se trouvaient à l’abandon, parfois même des mosaïques ou des peintures d’intérêt, mais aussi par l’oubli de dossiers et de cartons entiers d’archives, du Parti ou de l’entreprise, laissés béants sur des étagères ou souillés dans la boue et les détritus. Il reste aussi des machines et des outils, des stocks entiers produits au temps de la RDA.

Une fois formalisées les interrogations sur l’abandon, l’effacement et la saisie de ces notions par les acteurs, il fallait mener l’enquête. Il convenait d’élaborer une manière de faire qui n’existait pas. J’écris « manière de faire », parce que l’urbex comporte aussi tout un volet d’exploration, de techniques : choix des habits adaptés, du matériel, précautions de sécurité. Si, bien sûr, tout cela est partagé par l’ensemble des urbexeurs, mon approche requiert aussi certaines particularités, liées à la sauvegarde documentaire par exemple. Il faut aussi se fixer des limites : jusqu’où va-t-on pour entrer dans les sites ? Quels risques prend-on lors de rencontres avec des gardes ou des personnages peu avenants ? Il convient encore de réfléchir à ces questions en termes de déontologie, tant dans le rapport au droit que face à ce que l’on découvre.

Afin d’inscrire mes explorations et la recherche dans un travail d’ensemble sur les formes des traces de la RDA, je m’appuyais sur la géographie sociale et industrielle de l’époque. Pour choisir les destinations et saisir ce que furent le lieu et la ville au temps de l’Allemagne socialiste, je partais des guides de visite les plus détaillés alors publiés, des recensions du patrimoine. Pour localiser les bâtiments et les entreprises de l’époque, j’utilisais les annuaires du téléphone et du télex de RDA, parfois des archives. Enfin, sur place, pour comprendre l’environnement historique dans lequel se situaient les lieux explorés, je me déplaçais toujours avec un plan de la ville ou du quartier de l’époque de la RDA. Tous ces objets étaient non seulement des auxiliaires de recherche, mais permettaient aussi d’entretenir un rapport au lieu plus dense, de s’inscrire dans un feuilletage des temps plus intense. Qu’il s’agisse du bâti, des objets ou des archives, l’enquête devait faire des formes de l’abandon une question d’histoire et un enjeu au présent.

Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, Nicolas Offenstadt, Stock, 250 pages, 22,50 euros.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes