Le passage à la couleur

Le musée d’Orsay, à Paris, présente une prestigieuse et monumentale exposition autour du modèle noir, de la méconnaissance à la reconnaissance.

Jean-Claude Renard  • 2 avril 2019 abonné·es
Le passage à la couleur
©photo : En 1865, L’Olympia de Manet a beaucoup fait parler, mais qui avait fait attention à la servante noire ? crédit : Patrice Schmidt /National Gallery of Art

Trajectoire peu ordinaire. Connu par son seul prénom, Joseph est né à Saint-Domingue vers 1793 ; il débarque en France à une date indéterminée. Marseille d’abord, puis Paris. En 1808, il est engagé comme saltimbanque dans la troupe d’une certaine Mme Saqui, acrobate de renom et danseuse de corde. Dix ans plus tard, il est repéré par Théodore Géricault, époustouflé par sa musculature parfaite. Le peintre en fera son modèle de prédilection, notamment pour Le Radeau de La Méduse (1819), où il incarne le marin torse nu agitant le foulard de l’ultime espoir.

Le tableau possède son histoire. Dans la première esquisse, il n’y a aucune présence de Noir sur le radeau. In fine, ils sont trois. C’est que l’œuvre s’inscrit dans un contexte politique et social. En 1794, un premier décret abolit l’esclavage, faisant suite à la révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue en 1791, menée par Toussaint Louverture, quand Joseph n’a que deux ans. En 1802, Napoléon Ier rétablit la traite négrière dans les Caraïbes (avec une législation restrictive, interdisant les mariages interraciaux et l’accès à la métropole pour les Noirs des colonies), ce qui entraîne de nouvelles révoltes et l’indépendance d’Haïti. Périodes troubles qui susciteront plus tard les premiers portraits de personnalités telles que Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue à la Convention, par Anne-Louis Girodet, et Toussaint ­Louverture par François Bonneville.

En signant Le Radeau de La Méduse, Géricault se place donc du côté de la cause abolitionniste, tandis que Joseph pose encore pour des études de Théodore Chassériau, ou pour Horace Vernet en Chasseur africain. En 1832, il réussit le concours de modèle de l’École des beaux-arts. C’est aussi un mélomane, que l’on dit doué « d’une mémoire prodigieuse ». Il meurt vers 1870 et aurait exprimé le vœu de « finir ses jours sur les tréteaux d’un atelier, au service de l’art ».

La relation entre Joseph et le peintre est l’un des points forts de cette exposition au musée d’Orsay, à Paris, Le Modèle noir, de Géricault à Matisse (1), dense, riche de trois cents œuvres environ, entre peintures, sculptures, photographies et films. Une exposition entre histoire de l’art, histoire des idées et anthropologie, déployée en trois moments : l’abolition, la Nouvelle Peinture et les premières avant-gardes.

Il faut attendre 1848 pour que la Deuxième République abolisse à nouveau l’esclavage, alors que les peintres ont déjà affiché leur position, tels François-Auguste Biard, avec La Traite des noirs en 1835, ou Marcel Verdier, en 1843, qui se voit refuser au Salon son Châtiment des quatre piquets, dénonciation crue et violente (et, il est vrai, de faible facture).

Reste que des clichés perdurent. Le modèle noir est le plus souvent nu (La Charité, chez Laemlein, 1845 ; le Jeune Noir à l’épée, chez Puvis de Chavannes, 1849), l’homme comme la femme, celle-ci étant servante, domestique, nourrice. Des modèles dont on sait peu de choses, en dehors de leur prénom. Parce qu’on ne s’intéresse pas à eux, malgré leur réelle présence, diffuse dans la société ­française. La réception de L’Olympia de Manet, en 1865 (un autre point fort de l’exposition), est révélatrice. Le tableau, représentant une prostituée nue, fait scandale, on disserte sur la présence d’un chat, on ne commente même pas la présence au second plan d’une servante noire, un bouquet de fleurs à la main.

Pour sortir ces modèles de l’anonymat ou de l’oubli, il faut consulter les rares registres de l’École des beaux-arts, indiquant leur âge, leur adresse, parfois leur origine, ou les carnets de Manet, notant à propos de Laure, modèle pour L’Olympia, que cette « très belle négresse » « vit 11, rue de Vintimille », près de la place de Clichy, dans un arrondissement marqué par la mixité sociale. Au cours des années 1860, Jacques-Philippe Potteau se distingue à cet égard avec ses photographies de Marie Lassus, née à la Nouvelle-Orléans d’une mère noire et d’un père parisien, saisie dans une très belle robe.

Si la reconnaissance se fait au forceps, après la méconnaissance et la caricature, parfois nauséeuse (Le Charivari, grossissant à outrance les traits d’Alexandre Dumas), elle va s’imposer mieux encore à travers quelques personnalités. Le Noir n’est plus seulement modèle pour artiste, mais un modèle, une figure au sens exemplaire. Née à Haïti, l’actrice Jeanne Duval s’affiche en maîtresse et muse de Baudelaire, pose pour Manet dans La Dame à l’éventail (1862) ; Nadar encastre la musicienne antillaise Maria Martinez ; Degas s’enthousiasme pour Miss Lala, « Vénus noire », acrobate et trapéziste au cirque Fernando (1879).

La représentation change dès lors que le regard s’est déplacé, déplacement imposé par le modèle. Comédiens et danseurs y contribuent. Et si les frères Lumière tournent au village noir du Jardin d’acclimatation de Paris, en 1896, ils filment aussi, en 1897, les performances du clown Rafael Padilla, originaire de La Havane, surnommé Chocolat, inspirant également Toulouse-Lautrec ; tandis que le Douanier Rousseau se concentre sur une charmeuse de serpents au milieu d’une végétation luxuriante (1907). Plus tard, Matisse donne des couleurs à Fatmah, La Petite Mulâtresse (1912), avant de se passionner pour les « musicals » de Harlem et de multiplier les portraits de métisses dans ses toiles des années 1940. Autant de figures qui participent du récit national, animant une exposition qui pourrait bien faire date.

(1) Sous la direction des commissaires Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrell et Isolde Pludermacher, avec la collaboration, notamment, de Pap Ndiaye, historien.

Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, musée d’Orsay (Paris VIIe), jusqu’au 21 juillet.

Culture
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