Un philosophe parmi les poilus

Jean-Christophe Blondel a puisé dans les textes dramatiques d’Alain sur la guerre de 14-18 pour monter un spectacle éclairant.

Gilles Costaz  • 30 avril 2019 abonné·es
Un philosophe parmi les poilus
© crédit photo : DR

Le philosophe Alain ne figure plus aux places de tête du panthéon des penseurs. La postérité a été sévère avec lui. Cela n’empêche pas un jeune metteur en scène, Jean-Christophe Blondel, et sa compagnie, Divine Comédie, de faire, à partir de certains textes du philosophe, un spectacle substantiel et inattendu, Alain. J’avais un pays autrefois. Cette phrase, « J’avais un pays autrefois », l’auteur la fait dire à l’un de ses personnages, un poilu de 14-18, qui ajoute, dénonçant la stupidité de la guerre : « J’avais un pays, doux et bon pour y vivre, mais nous ne nous aimons plus. Il m’a oublié et je l’ai oublié. »

Alain, bien que quadragénaire au moment de la Première Guerre mondiale, s’est engagé dès 1914 pour défendre la France. Canonnier, il est blessé en 1916 et démobilisé l’année suivante. Refusant toujours d’être nommé au-delà du grade de brigadier, il abandonne son patriotisme naïf pour dire son effarement et la folie des combats. De cela, il témoigne dans un Journal (dont les chapitres ultérieurs seront gravement entachés d’antisémitisme à partir des années 1930), mais surtout dans deux textes dramatiques qui n’avaient jamais été joués, Vingt et une scènes de comédie et Le Roi Pot.

Entrechoquer les concepts 

Blondel a pris des éléments ici et là pour constituer un montage qui fait passer l’action des bureaux militaires au front, du champ de bataille aux lieux de la vie quotidienne. Soldats, gradés, hommes politiques, écrivains, bourgeois, aristos : tout le monde parle, mais souvent de façon discoureuse, Alain aimant à entrechoquer les concepts même quand, autour de ses personnages, ce sont les bombes qui explosent. Parfois, le langage est trop abstrait, la pensée trop paradoxale (« dans l’esclavage, l’esprit trouve sa liberté », dit à peu près Alain). Mais l’évolution philosophique est très belle : les points de vue s’éloignent des doctrines de l’époque et défendent une humanité broyée par la fureur des nationalismes.

Le spectacle se déroule sur une sorte de ring tournant, dont la mise en scène utilise tous les angles, jusqu’aux dessous du plateau, dans une grande vitalité. Les dialogues peuvent être ab­straits, mais pas le jeu passionné de Constance Gay, Nicolas Vial, Andrea Nistor et Imer Kutllovci, ni la musique en direct de Mohanad Aljaramani ou la voix off rocailleuse de Pierre Vial, si prégnante. Jean-Christophe Blondel, metteur en scène qu’on a surtout vu face à de grandes pièces (Claudel, Ibsen), trouve ici un autre langage, éclaté et éclairant.

Alain. J’avais un pays autrefois, 22 mai au Centre André-Malraux, Rouen, 02 35 08 88 99.

Théâtre
Temps de lecture : 2 minutes