Colère noire dans les cortèges

Confrontés à une répression croissante, les gilets jaunes en viennent à voir des alliés dans les black blocs.

Oriane Mollaret  • 8 mai 2019 abonné·es
Colère noire dans les cortèges
© photo : Le 1er Mai, les black blocs étaient bien visibles à Paris, derrière un grand cygne noir.crédit : Samuel Boivin/NurPhoto/AFP

Cagoulés et vêtus de noir, ils étaient le cauchemar de Manuel Valls et sont maintenant celui de Christophe Castaner. Le 1er mai, les black blocs étaient bien visibles à Paris, derrière un grand cygne noir. Depuis quelques mois, ils sont présents dans les cortèges jaunes, à Paris et ailleurs. Dans les rangs des gilets jaunes, on les ignore, on les tolère, parfois on les applaudit ou on les rejoint. De plus en plus acceptée, la tactique « black bloc » serait-elle en train d’essaimer ?

« Les gilets jaunes n’ont pas attendu le black bloc pour être violents », sourit Pietro (1), 25 ans, un antifasciste parisien membre du bloc cagoulé. Par ailleurs, face à une répression toujours plus forte, les manifestants se sont vite aperçus que le black bloc pouvait être un allié. « Ils ont compris que nous ne sommes pas contre les gilets jaunes, poursuit Pietro. Au contraire, c’est bien pratique d’avoir un black bloc pour tenir la ligne face aux flics. Depuis l’acte du 16 mars, durant lequel on s’est fait massacrer par la police, je n’ai plus entendu personne qui condamnait la violence. »

À Lyon, le constat est identique. Alors que les gilets jaunes lyonnais patinent, le durcissement de la répression début 2019 et le nettoyage des ronds-points autour de la capitale des Gaules donnent au mouvement une énergie nouvelle. « Au début, il y avait une super ambiance, on donnait des bonbons aux forces de l’ordre, se souvient Warren, un étudiant de 23 ans devenu l’un des organisateurs du mouvement des gilets jaunes lyonnais. Puis la répression est allée crescendo. On a eu notre premier gazage, notre premier blessé grave… À partir de là, les black blocs nous ont proposé de travailler ensemble. Ils occupent la police pendant qu’on part manifester. Si on s’est mis à travailler avec eux, c’est aussi qu’on a des personnes fragiles qui prennent de gros risques à venir manifester : des personnes âgées, des enfants… Les black blocs ont proposé de les protéger en faisant tampon entre les gilets jaunes et les forces de l’ordre. »

Si les black blocs sont de précieux remparts pour échapper aux coups de matraque, grenades lacrymogènes et tirs de LBD, le reste des manifestants s’est aussi aperçu que, derrière les cagoules, les revendications étaient similaires. La majorité des syndicats restent frileux sur la question, sauf à Solidaires, où l’on s’amuse de cette convergence inattendue. « Nous voyons des black blocs enfiler des chasubles Solidaires, raconte en riant leur porte-parole Éric Beynel_. Nous les respectons, même quand ils détruisent des symboles du capitalisme. La vraie violence, c’est par exemple les suicides chez France Télécom. Nous avons des revendications communes, peu importe si ce sont des black blocs. Ce n’est pas des black blocs qui avaient attaqué la Bastille en 1789 ? »_

À en croire Pietro, les liens entre gilets jaunes et k-way noirs ne datent pas d’hier. « Dès janvier, il y a eu des rencontres entre gilets jaunes et antifascistes sur les ronds-points hors Paris, explique l’étudiant. Nous avons les mêmes revendications, et la répression a renforcé nos liens. Nous avons fait des ateliers banderoles renforcées avec les gilets jaunes, débattu de quel masque choisir pour aller en manif, organisé des blocages ensemble… Certains voulaient institutionnaliser le mouvement, déposer les manifs par exemple, mais, avec l’inutilité du grand débat et les violences policières, ça n’a pas duré. Aujourd’hui, nos relations sont quotidiennes. Nous allons faire de la politique avec eux pendant des années. »

Même les gilets jaunes les plus pacifiques ont changé d’avis sur les casseurs en noir. « C’est ma mère qui m’a fait entrer dans le mouvement, confie Warren. Elle n’aime pas les gens qui cassent, mais un jour elle a fini par frapper un policier avec sa canne pour protéger un manifestant qui se faisait matraquer. Au début, elle disait “les black blocs, c’est de la racaille”, mais à force de les côtoyer et de discuter avec eux, son regard a changé. En fin de compte, nous avons plus de contacts avec les black blocs qu’avec les forces de l’ordre, qui refusent de nous parler. »

À Paris, lors de l’acte 18, le bloc a laissé un souvenir mémorable à certains manifestants en offrant aux plus âgés les bijoux de la joaillerie qu’ils venaient tout juste de vandaliser. Une manière pour eux de les remercier de continuer le mouvement en dépit des violences policières. « Contrairement aux manifestations contre la loi travail [en 2016], la casse est de plus en plus acceptée, confirme Victor, un antifasciste de 24 ans qui défile aux côtés des gilets jaunes depuis l’acte 2. À Lyon, j’ai vu des gilets jaunes se faire nasser, renverser les bennes à verre et en lancer sur les flics. Et ils n’étaient pas membres du black bloc pourtant. »

« Aujourd’hui, il y a une haine de la police qui se diffuse chez les gilets jaunes, constate Frédéric Bodin, qui assure le service d’ordre à Solidaires. Donc ceux qui affrontent la police ne sont pas mal perçus. La violence n’est plus taboue. Les gilets jaunes commencent à se dire que, comme au bout de six mois de manifestations, on n’obtient rien, il faut casser pour se faire entendre. Sur les affrontements avec la police, la moitié n’ont pas le look black bloc. D’ailleurs, le dernier qui s’est fait attraper, c’est un pompier volontaire. Surtout après le 1er mai : la Pitié-Salpêtrière, le flic qui jette un pavé… Il y a un fossé entre la police et la population qui ne se refermera pas avant longtemps. »

Warren se souvient de gilets jaunes pacifiques qui, à force de se faire matraquer par la police, se tournent aujourd’hui vers la violence : « Ils étaient venus avec des revendications, et la seule réponse du gouvernement a été un coup de bouclier. Aujourd’hui, ils disent que, s’il y a un mouvement de foule qui décide de s’en prendre aux forces de l’ordre, ils iront… La violence appelle la violence. » D’autant plus que même la CGT n’est plus à l’abri des violences policières, comme Philippe Martinez et ses militants ont pu brutalement le constater à Paris ce 1er Mai. « Les deux ou trois fois où j’ai vraiment eu peur des violences policières, je n’étais pas du tout en noir, j’étais au milieu du cortège et il ne se passait rien », renchérit Pietro.

Pour Louis Boyard, président de l’Union nationale lycéenne (UNL), les syndicats ont leur part de responsabilité dans le fait que des gilets jaunes se rapprochent des black blocs. « Les gilets jaunes ne savaient pas ce qu’étaient les violences policières, explique le jeune homme. Maintenant qu’ils y sont confrontés, ils voient que les seuls qui les défendent, ce sont les black blocs, donc ils sont tentés de les rejoindre. Si aujourd’hui tant de personnes y songent, c’est que les syndicats ne sont plus convaincants. Nous devons nous remettre en question. Mais, pour convaincre à nouveau les manifestants, il faudrait que le gouvernement lâche du lest aux syndicats. Or nous avons un gouvernement qui a décidé de ne rien céder. »

Chez les militants écolos, très attachés à la non-violence, le black bloc divise. Mais, dans les rangs des plus jeunes, un petit livre tombé à pic l’été dernier a beaucoup circulé : Comment la non-violence protège l’État (2). Le philosophe et militant anarchiste états-unien Peter Gelderloos y explique que c’est justement parce que les mouvements sociaux défendent la non-violence qu’ils échouent les uns après les autres. « Pour se faire entendre, une minorité doit utiliser la violence, et il est grand temps d’être entendu », affirme Nathan, un lycéen lyonnais engagé pour le climat. « Je ne comprends pas les militants qui condamnent le black bloc, renchérit Léna Lazare à Paris. On partage la même colère. Avec la répression, les écolos se rendent compte que l’État n’est pas notre ami et qu’on ne peut pas faire changer les choses tranquillement. » « Se faire massacrer, ça rapproche », conclut Pietro avec un sourire. Gilets jaunes, rouges, verts ou noirs… Les coups de matraque ne font pas la différence. Or, n’importe quel prof d’arts plastiques vous le dira, quand on mélange toutes les couleurs, au bout du compte, ça donne presque toujours du noir…


(1) Le prénom a été changé.

(2) Comment la non-violence protège l’État, Peter Gelderloos, Éd. Libre, 2018.

Société
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