Drôle d’endroit pour un accueil

Depuis la loi asile et immigration, l’hébergement des migrants par les régions tourne au casse-tête. Pour pallier les défaillances de Lyon et Saint-Étienne, La Talaudière a ouvert… sa piscine.

Oriane Mollaret  • 8 mai 2019 abonné·es
Drôle d’endroit pour un accueil
© photo : Le vestiaire a été transformé en dortoir improvisé.crédit : Seghir Zouaoui

Une piscine. C’est ce à quoi ont eu droit, en guise d’hébergement, une soixantaine de migrants arrivés à Saint-Étienne, dans la Loire. Après diverses expulsions, c’est finalement la maire de La Talaudière, une petite ville voisine, qui a proposé cette solution de secours. Grand bâtiment blanc posé sur une pelouse émeraude, la piscine en question a comme un air de vacances. Mais sitôt le seuil franchi, l’impression disparaît. À l’entrée, les tourniquets et les comptoirs des billetteries servent de tables de réfectoire. Au loin, le bassin extérieur est vide. Dans l’immense vestiaire désaffecté, on distingue difficilement le carrelage d’origine, recouvert par des dizaines de matelas collés les uns contre les autres. Des familles ont tendu çà et là des écharpes et des serviettes pour se créer un peu d’intimité. Les adultes vont et viennent, s’occupent de la cuisine ou du ménage, tandis que les plus jeunes rebondissent de matelas en matelas dans des cris assourdissants. Yllka (1), une enfant Albanaise de 11 ans, est soulagée : pour ses premières règles, elle dispose d’une salle de bains digne de ce nom, de serviettes hygiéniques et même de Doliprane. Quant à son frère, difficile de le faire descendre du petit vélo que lui ont déniché les Stéphanois qui accompagnent ces familles depuis le début. Un réseau citoyen de longue date qui, une fois de plus, doit pallier les manquements de l’État en matière d’hébergement.

« Démerdez-vous ! »

La petite quarantaine, les cheveux bruns et un épais anorak orange sur les épaules, Julie lutte contre la bise froide. Elle vit à Saint-Étienne depuis une vingtaine d’années. C’est par le biais d’amis qu’elle a entendu parler de la soudaine fermeture de squats hébergeant, entre autres personnes, des migrants. « Juste avant l’inauguration de la biennale du design à Saint-Étienne, le 21 mars, il y a eu une vague d’expulsions », raconte-t-elle. Et des migrants toujours plus nombreux à débarquer. « Lorsqu’ils arrivent à Lyon, on leur paie un billet de train pour Saint-Étienne en leur disant qu’ils seront domiciliés, explique Rémy Weil, de la Cimade, installé dans le hall étroit derrière une table de jardin qui fait office de bureau de l’association. Eux comprennent qu’ils seront hébergés et ils se retrouvent dehors avec leurs enfants et leurs sacs. » Devant lui, sur un gros registre, sont inscrits les noms des dizaines de personnes dont le périple a pris fin à La Talaudière.

Mongols, Afghans, Guinéens, Albanais, Sénégalais… Les nationalités comme les histoires sont variées, mais la grande majorité d’entre eux ont déjà déposé leur demande d’asile. D’après la loi « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie » du 10 septembre 2018, plus connue sous le nom loi asile et immigration, les demandeurs d’asile doivent obligatoirement être domiciliés dans un lieu d’hébergement – et donc y être hébergés – en attendant le verdict. « Nous nous appuyons sur la solidarité interdépartementale pour répartir les migrants », affirme-t-on à la préfecture de la région Auvergne-Rhône-Alpes. À charge ensuite pour chacune des préfectures départementales de leur trouver un hébergement. Selon Jean-Marie Fayol-Noireterre, de la Ligue des droits de l’homme, les demandes d’asile des migrants hébergés à la piscine ont peu de chance d’aboutir : « Aujourd’hui, la jurisprudence est de plus en plus stricte et les critères de vulnérabilité de plus en plus exigeants. Il y a une famille avec un nouveau-né et une femme enceinte de sept mois, mais ça ne suffit pas ! » Comme pour appuyer ses propos, le nouveau-né en question se met à hurler à pleins poumons, au grand dam de ses parents, qui essaient de lui trouver un coin tranquille dans le vestiaire bondé.

Le 1er avril, devant l’absence de prise en charge, les associations et les collectifs d’aide aux migrants décident alors d’occuper la Bourse du travail, un vieux bâtiment du centre-ville de Saint-Étienne où se trouvent les bureaux des syndicats. Le Collectif des occupants de la Bourse est créé : associatifs, bénévoles ou simples passants, une cinquantaine de Stéphanois mettent la main à la pâte pour dégotter matelas, vêtements et nourriture pour leurs voisins de fortune, les aider dans leurs démarches et passer la nuit avec eux. « Après onze jours d’occupation, la préfecture a proposé d’héberger 77 personnes, poursuit Julie. Les habitants se sont réunis et ont décidé que les familles devaient être mises à l’abri en priorité. On ne savait pas comment ça allait se passer, les gens étaient traumatisés par ce qu’ils avaient vécu et la moindre présence policière les effrayait, surtout les enfants. »

Aussitôt dit, aussitôt fait, la police arrive à six heures tapantes le lendemain matin. « Dans nos petites têtes bien naïves, on pensait que des gens allaient venir, prendre les noms et attribuer les 77 hébergements dans le calme, fulmine Julie en secouant la tête. Dans la réalité, il y avait une soixantaine de CRS en armure et cagoulés dehors. Ils ont bloqué tout le quartier, y compris les trams, puis ils ont viré tout le monde dehors, les migrants avec leur sac à dos et leur couverture. Et démerdez-vous ! » Sans autre solution, la petite troupe erre dans la ville. « C’était d’une tristesse ! se souvient Julie avec émotion. On a fait un convoi vers un foyer pour que les gens se posent, appellent le 115 et recommencent les démarches. » Seuls une cinquantaine d’entre eux seront relogés dans la journée, en dépit des 77 places annoncées la veille par la préfecture.

Cars de CRS

Mais les Stéphanois ne comptent pas en rester là : des étudiants se font enfermer dans leur fac le soir même pour offrir aux migrants, toujours dehors, l’abri de l’un des bâtiments universitaires. Un abri qui ne tiendra que le temps du week-end. Le dimanche matin, onze cars de CRS se tiennent prêts à évacuer la fac. Ils emporteront tout, y compris les précieux matelas, escortés sous bonne garde jusqu’au dépôt de la ville. « Cette débauche de moyens était complètement aberrante, déplore Julie, qui n’en revient toujours pas. Quand on est allés au dépôt récupérer les matelas, ils étaient gardés par une voiture de police ! » Désespéré, le collectif lance un appel aux mairies alentour. Quelques jours après, la maire de La Talaudière leur propose le vestiaire d’une ancienne piscine extérieure. « Quand on a dit aux enfants qu’on allait à la piscine, ils étaient trop contents, sourit Julie. Ça a permis à tout le monde de souffler un peu. »

Pour Jean-Baptiste Ploquin, le directeur de l’association Forum Réfugiés-Cosi, qui prend en charge les migrants à leur arrivée à Lyon, la situation stéphanoise est loin d’être un cas isolé : « Depuis la loi asile et immigration, il y a une répartition régionale des demandeurs d’asile par l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Ceux qui sont orientés à Lyon sont ensuite redispatchés dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Mais l’orientation doit rester attachée à un hébergement, sinon c’est une aberration, ce n’est pas viable. Nous avons créé un système qui dysfonctionne. » La solution, selon lui, serait d’ouvrir encore plus de places. « Le parc a doublé, mais en six ou sept ans les demandes d’asile ont quadruplé », explique-t-il. À la suite d’un appel à projets, plusieurs associations ont proposé leurs solutions pour répondre à cette insuffisance d’hébergements. De nouvelles places devraient ainsi être créées en octobre 2019. D’ici là, c’est le trottoir ou les tentes « 2 secondes » qui attendent les migrants, à moins qu’un collectif citoyen ne réussisse à leur trouver une autre piscine.


(1) Le prénom a été modifié.

Société
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