Gilets jaunes : « Notre détermination est intacte »

À Nantes, en dépit d’un recul de la mobilisation, le mouvement tient bon autour de ses assemblées hebdomadaires, alors que la répression des manifestations du samedi s’est durcie.

Patrick Piro  • 1 mai 2019 abonné·es
Gilets jaunes : « Notre détermination est intacte »
© photo : L’assemblée hebdomadaire des gilets jaunes 44, sous les Nefs des anciens chantiers navals de l’île de Nantes.crédit : Patrick Piro

Il pleuviote sur la toiture des Nefs. Et dessous, ça flotte un peu : le rendez-vous de ce 24 avril a été avancé à 19 heures, mais peut-être que non. L’assemblée hebdomadaire des gilets jaunes nantais se tenait jusque-là dans une salle associative du quartier du Breil, mais elle n’est plus disponible, et les militants se sont repliés sous l’immense structure réhabilitée des anciens chantiers navals de l’île de Nantes.

Mutilés pour l’exemple

Nous sommes 19, et seulement 26 yeux vous regardent, cherchez l’erreur. C’est par cette phrase coup de poing que Jérôme Rodrigues, lui même éborgné, décrit le collectif des Mutilés pour l’exemple, tous blessés par des tirs de lanceur de balles de défense (LBD) ou de grenade, pour la majorité depuis le début des gilets jaunes. La vidéo de la conférence de presse, tenue le 29 avril à Gennevilliers (92) est poignante : les uns ont perdu un œil, une main, un testicule, l’odorat, un autre a eu le pied déchiqueté. Ils racontent la galère de leur vie handicapée, disent l’ambition de combattre « l’ultra-violence de la répression » et de faire interdire « l’utilisation de ces armes de guerre » – le ministère de l’Intérieur aurait lancé 83 enquêtes pour des tirs « potentiellement problématiques » depuis le 17 novembre. Les Mutilés pour l’exemple appellent à un grand rassemblement de solidarité à Paris le 26 mai.

Pour l’heure, les passants visent la salle où Lou Doillon donne un concert. Puis les gilets jaunes arrivent enfin, par petits groupes. Les rassemblements du mercredi drainent les militants des quatre composantes locales du mouvement : les gilets nantais, Colère 44 (mobilisations de rue), les Lutteurs 44 (occupation de ronds-points et blocages) (1) ainsi qu’un groupe qui se consacre à la confection de matériel pour les actions (panneau, banderoles, etc.). « Nous avions une action dans un quartier, s’excuse Denis (2). C’est nouveau. On a décidé de partir à la rencontre des gens, on avait le sentiment d’avoir perdu le contact avec la population. » Des tracts avaient été distribués dans les boîtes aux lettres d’un petit quartier pour donner rendez-vous sur le marché. « Excellent ! Des habitants sont restés deux heures durant. D’autres découvraient que les gilets jaunes faisaient autre chose que des manifs hebdomadaires. »

Après bientôt six mois de mobilisations continues, les rangs nantais éprouvent le besoin de faire le point sur leurs pratiques. La répression s’est nettement intensifiée et le durcissement des interventions policières et judiciaires occupe les premiers échanges. La manifestation du 6 avril a laissé des traces dans les esprits. Deux heures de nasse dans des impasses près du Jardin des plantes, des lacrymogènes qui débordent sur la fête foraine voisine, 46 personnes arrêtées. « Les témoignages sont accablants, résume Jean. Des plaintes individuelles ont été déposées, nous sommes en contact avec l’intersyndicale et la Ligue des droits de l’homme. Il est important que tous les cas de violence soient centralisés et rendus publics ! »

Un homme enchaîne, il était du blocage de l’accès à l’aéroport de Nantes le 1er décembre dernier. « Je suis l’un des trois qui viennent d’être perquisitionnés à 6 heures du matin, avec garde à vue et procès à venir. Ils cherchent à coincer des meneurs supposés, expose-t-il. Ça cogne pour répondre aux demandes des politiques, on voit la justice remonter le calendrier des actions. La pression monte pour nous effrayer… » Interventions, pour défendre une riposte collective. « Nous étions des dizaines, à l’aéroport, pourquoi ne pas spontanément se rendre aux côtés des trois ciblés ? C’est une technique pour saturer les procédures et provoquer leur abandon. Et puis les prétoires sont d’excellentes tribunes pour mener le débat public ! »

Une tension psychologique s’est installée. « Soyez hyper prudents avec vos ordinateurs. En cas de saisies, c’est une mine de contacts pour eux. » Les gilets jaunes soupçonnent même l’infiltration de mouchards et des écoutes téléphoniques : les forces de l’ordre semblaient bien renseignées, le 15 avril, à constater leur très diligente interpellation, sur un trottoir de la ville, d’un petit groupe qui n’était pourtant occupé qu’à confectionner des panneaux pour la manifestation du samedi suivant.

La pluie a redoublé, et le froid gagne sous les Nefs. Mais aucune trace de blues devant la palissade métallique où le groupe s’est petit à petit étoffé. « Il y a peut-être moins de monde dans la rue le samedi, mais nous sommes quand même près de 70 ce soir », relève Patrick. À Nantes, l’une des places fortes de la mobilisation des gilets jaunes en France, un changement de stratégie est perceptible, et l’assemblée affiche une nette volonté de remobilisation. Trois jours plus tard, l’acte 24 de la mobilisation nationale ne rassemblera que quelque 500 personnes sur le cours des 50-Otages, contre plusieurs milliers certains samedis, mais la baisse de fréquentation avait été anticipée alors que les forces prévoyaient de se concentrer sur la marche du 1er mai aux côtés des syndicats. La journée est le point de départ d’une « semaine jaune » appelée par l’Assemblée des assemblées des gilets jaunes réunie début avril à Saint-Nazaire (3). Ateliers en petits groupes, debout sous les éclairages fluo. On envisage une projection sous les Nefs de J’veux du soleil, le documentaire de François Ruffin et Gilles Perret. « Les autorisations ? On s’en fout ! » Tractage, action « masques jaunes », prise de parole devant la préfecture. Une équipe travaille à un questionnaire destiné aux sympathisants, dans le but de réorienter les actions et de remotiver les absents. « Les salariés, je veux bien, mais un retraité qui ne vient plus les mercredis, ce n’est pas normal ! » L’assemblée vote sans difficulté trois appels concoctés à Saint-Nazaire – pour une convergence écologique, pour l’annulation des peines prononcées contre des gilets jaunes (4) ou encore pour la préparation d’assemblées citoyennes « en mesure de se substituer aux conseils municipaux délégitimés pour prendre en charge les affaires des communes ». Le sujet des élections européennes est renvoyé à plus tard. Quant à la conférence de presse du président Macron, supposée mettre le lendemain un point final au grand débat, elle n’est même pas évoquée, comme s’il s’agissait d’un pur non-événement.

Gabriel, « du Finistère », a plus envie de discuter que de contribuer aux groupes de travail, ce soir-là. Il trouve une oreille compréhensive auprès de Jeannot. « J’ai commencé à 14 ans, couvreur puis commercial, le montant de ma retraite me donne envie de vomir : 1 210 euros net. Je m’arrête le 1er août à 62 ans, je n’ai pas la force de continuer. » Ancien bonnet rouge, Gabriel a fait 37 jours de prison pour vandalisme sur les portiques destinés à la « taxe poids lourds ». Mais les gilets jaunes, « ça n’a rien à voir ». « Enfin, c’est un peu les mêmes personnes, non ?, renvoie Jeannot. La colère monte depuis des années, mais on n’arrive pas à converger. À quel moment ça va s’arrêter ? J’ai espoir que cette fois-ci, ça sera le déclencheur… »

Les avis divergent parfois, mais sans animosité. L’approbation et le désaccord se manifestent avec la panoplie silencieuse des signes de mains popularisés lors des débats de Nuit debout. Des langues se délient. « Nous avons appris à nous ouvrir parce qu’il n’y a pas de jugement et que l’on s’écoute, quelle que soit notre condition », témoigne Julia, mère célibataire de deux enfants, atteinte d’une maladie musculaire mal reconnue qui l’a jetée au chômage et dans la débrouille des petits boulots. « Nous avons collectivement pris conscience de ce que nos vies subissent, et nous parlons de ce que nous pouvons faire pour les améliorer. » Julia se questionnait sur la crise écologique et l’impasse du système, mais aussi sur le défaitisme de son entourage. « Alors aujourd’hui, pour avancer, les seules personnes que j’ai envie de fréquenter, ce sont les gilets jaunes. La force qui nous permet de tenir, c’est tout ce chemin parcouru ensemble, avec cet entourage riche de sens et de rencontres passionnantes. »

Les investissements sont intenses, on milite souvent pour la première fois. Des intérimaires ont arrêté de chercher du travail, des couples se sont brisés. Émilie, elle, a trouvé un amoureux. Une lourde fiche : maman solo d’une fille handicapée, en arrêt maladie en raison d’une maladie orpheline – « vous avez remarqué la récurrence de ce genre de profil ? » Le 17 novembre dernier, l’acte 1, elle est sortie presque par hasard. « Pas du tout mon truc : je suis écolo, j’ai marché pour le climat, alors le prix du gazole… » Un copain la convainc. Indigné en 2011, il a perçu la goutte qui pouvait faire déborder le vase. « Deux jours plus tard, je créais un groupe Facebook, et c’était parti. »

Pour Mathieu, d’animation ce mercredi, l’équation était simple : « Soit on choisit la solidarité et la fraternité, soit on passe du côté de l’exploitation et de la brimade. » Au bout de vingt ans d’emploi, « et d’oppression », il a jeté l’éponge et se dit prêt « à sortir du système ». Il raconte sa traversée du mur du mépris. « Mon milieu d’origine, classe moyenne supérieure, m’avait entretenu dans la culpabilisation des précaires, considérés comme responsables de leur situation. » Il parle de la misère avec une distance pudique, mais lui aussi est sur la corde raide, aidé par son entourage pour le logement et ses frais.

La fatigue se lit sur les visages et dans les propos. « Tenir dans la durée, c’est long… J’ai dû m’arrêter pendant trois semaines », confesse Gabriel. « On gère tous à sa manière, mais je ne connais personne qui ait lâché prise, affirme Émilie. Tenir, parce qu’il n’y a aucune raison de lâcher ! Moi, les annonces de Macron m’ont donné un regain d’énergie. » Lever le pied, revenir, continuer. Mais jusqu’à quand ? Après une demi-année en première ligne, René déballe son usure. « Métallo, syndicaliste, j’ai en pris plein la gueule ma vie durant : je me suis toujours battu et je sais qu’on ne gagnera jamais. » Il voit les mesures gouvernementales rogner sa retraite alors que le loyer de son logement HLM va continuer à augmenter. « Et au bout, je demanderai l’asile à mes enfants ? Inconcevable… » Ce qui le fait tenir ? « Je ne sais pas… J’en suis entre “on casse tout” et “je vais me coucher”… » Isa tempère son radicalisme. « Tu sais bien qu’on passe tous par ces moments de doute, mais qu’après ça redémarre. » Elle sait de quoi elle parle, en invalidité préretraite pour maladie lourde, revenu en chute libre, mari décédé.

On les rencontre sur le rond-point de Grand-Lieu, la porte d’entrée de l’aéroport de Nantes-Atlantique, lieu de grande visibilité. Les Lutteurs 44 y ont reconstruit une cabane sous les pylônes haute tension, bardée de slogans. « On veut vivre, pas survivre ! », « Sauvons la planète », « Prenons soin les uns des autres ». Une première cahute a été détruite par la police. Puis le groupe s’est déplacé sur d’autres sites. « Nous avons décidé de reprendre les ronds-points, c’est le retour à la stratégie d’occupation, abandonnée depuis quelques semaines », explique Philippe. Lui aussi est un accidenté de la vie, malade d’inhalations délétères sur son poste de métallo, « intoxiqué à tous les sens du terme ! » Le 17 novembre dernier est une révélation. « Les gens ouvraient enfin les yeux ! » Lui aussi a eu envie de « tout casser », dès la semaine suivante, quand il a vu les gens « pousser tranquillement leur Caddy chez Leclerc comme s’il ne s’était rien passé… Ils attendent quoi pour sortir ? Que la Sécurité sociale soit abolie ? L’issue, c’est la grève générale ou guerre civile ». René redoute que ce soit l’option violente qui l’emporte. « Car c’est la langue que parle le gouvernement. Quand il n’y a pas de provocation des forces de l’ordre, les marches des gilets jaunes se déroulent sans incident. » Isa conteste. « Il y a des gilets jaunes qui balancent des trucs, parce qu’ils sont excédés. Et les flics aussi pètent un câble… »

Un camion enfile le rond-point et fait un appel de phares, Philippe répond le poing brandi. Batailleur infatigable, il se poste avec ses banderoles sur le pont qui enjambe le périphérique nantais quand il perd le moral. « 70 % des automobilistes nous saluent, j’ai compté ! » Et puis la colère le reprend. « Tous ces Français qui nous soutiennent, ils sont où ? Dans leur canapé à attendre qu’on fasse le travail ? » Patrick dit à peu près la même chose. « Pourquoi tous les copains de gauche ne rejoignent-ils pas cette mobilisation ? Sa signification profonde ne semble pas comprise… » Classe moyenne militante, il a rejoint le mouvement début janvier avec sa femme, Claire. Elle s’enthousiasme de la bienveillance qui y règne, « et puis enfin, ça bouge ! ». Ni à la retraite ni au RSA, elle garde cependant le sentiment « de n’être pas légitime… ». Les trois vigiles du rond-point de Grand-Lieu semblent lui répondre à distance. « La cabane, c’est un lieu où les gens venaient raconter leur petite histoire. Mais il y avait aussi des pilotes, qui nous apportaient à manger – on en avait trop ! » –, des patrons, des artisans, de tous milieux et classes sociales, pour comprendre ce que l’on voulait. » « Aussi pour dire merci… », ajoute Isa.

Et puis, croit-on, Philippe fait encore parler sa rage. « On a obtenu quoi ? Rien ! » Il est en train de lire un texto envoyé à Mathilde, l’un des 94 contacts qu’il inonde de messages de mobilisation, et sa réponse : « Beaucoup de choses, Philippe : retour de la fraternité, du dialogue, nous reprenons notre vie en main, nous sommes en train de construire l’avenir… » Mathieu : « Au moins, nous partageons de l’espoir et de la solidarité. Les gens étaient dans l’ombre, les voilà passés du côté “jaune” de l’histoire. »


(1) 44 pour Loire-Atlantique, où ces groupes sont représentés.

(2) Certains prénoms ont été changés.

(3) Lire Politis n° 1548, du 11 avril.

(4) Ce sera le thème de « l’acte 27 », le 18 mai.

Société
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