La puissance et la rage

La chanteuse originaire de Chicago Mavis Staples fête ses 80 ans avec _We Get By_, un album engagé produit par Ben Harper.

Pauline Guedj  • 14 mai 2019 abonné·es
La puissance et la rage
© crédit photo : Jamie McCarthy/Getty Images for Gods Love we Deliver/AFP

Accra, 6 mars 1971. Au cœur de la place principale de la ville, Black Star Square, une large scène a été montée. Ce soir, on fête l’anniversaire de l’indépendance du Ghana, un pays qui, depuis quinze ans, est devenu un symbole dans la lutte des populations noires contre le colonialisme et l’oppression. De nombreux artistes sont attendus : des ­Américains, Wilson Pickett, ­Santana, Roberta Flack, Ike et Tina Turner, les Staple ­Singers ; et des Africains, Guy Warren, Kwa Mensah.

Nous sommes trois ans avant une autre manifestation plus connue, qui s’ancrera elle aussi dans la célébration de l’amitié panafricaine. À Kinshasa, le « Rumble in the Jungle » comportera combat de boxe (Muhammad Ali contre George Foreman) et concerts (James Brown, BB King, Miriam Makeba et Bill Withers).

Parmi les Américains invités à Accra, les Staple Singers ne sont pas les plus connus, mais ils sont ceux pour qui le panafricanisme a le plus de sens. Chacune de leurs chansons ou presque est une protest song. Famille de Chicago, les Staple sont des musiciens d’église. Le père, Pops, travaillait dans les abattoirs de la ville avant de connaître le succès entouré de ses enfants. Il est un ardent supporter de Martin Luther King. En 1963, alors que la famille est à Montgomery, Pops va écouter une allocution du pasteur. « S’il peut prêcher un tel message, se serait-il exclamé, nous pouvons aussi le chanter. » Au répertoire du groupe, de magnifiques morceaux pour rassembler la communauté, dénoncer et se battre : « I’ll Take You There », « We’ll Get Over » et « Freedom Highway », composé en hommage à Emmett Till, un jeune homme lynché et assassiné en 1955, accusé à tort d’avoir agressé une femme blanche.

Ce soir de 1971, les Staple ­Singers interprètent l’un de leurs plus beaux titres, « When Will We Be Paid ? », une chanson poignante qui réclame avec force et ­simplicité des réparations : « Nous avons construit ce pays. Nous avons ramassé du coton et couché les rails des trains/Nous avons été séparés de notre langue, arrachés de notre culture/Quand serons-nous payés pour notre travail ? » La soliste s’appelle Mavis. Elle a cette voix rauque, profonde. Un sens du rythme stupéfiant forgé à la fois dans le gospel des églises et dans les rues du South Side de Chicago. Son attitude est sobre. Jamais d’interprétations outrancières. L’émotion passe par ses habilités vocales exceptionnelles, démontrées avec une aisance déconcertante.

Aujourd’hui, près de cinquante ans après le concert d’Accra, Mavis Staples est toujours sur le devant de la scène. Son message est resté presque intact. Toujours pas de réparations pour la communauté noire, toujours la violence dans les relations interraciales, la désunion à l’intérieur même des quartiers africains-américains. Mavis Staples chante seule. « Pas par choix », explique-t-elle, simplement parce que les membres de sa famille sont morts ou diminués. Elle mène depuis longtemps une carrière solo, boostée par des accointances prestigieuses, notamment avec Bob Dylan. Avec George Clinton et Larry Graham, Mavis Staples fait aussi partie de ces aînés qui ont trouvé un refuge chez Prince. Pour lui, elle sera, entre autres, « Melody Cool ». Un morceau dansant et entêtant dont sa voix est le trésor.

À 80 ans, Mavis Staples sait encore bien s’entourer : We Get By, son nouvel album, est produit par Ben Harper. Au fil de l’album, le musicien suit les voix de la chanteuse avec attention, laisse à son groupe l’espace nécessaire pour jouer avec les compositions tout en inspirant des guitares bluesy et des lignes de basse très présentes et funky. Harper et Staples semblent prendre du plaisir à collaborer et s’offrent même un duo inspiré, la chanson titre, un morceau soul aux arrangements sophistiqués. Sur le disque, Mavis Staples alterne rage et espoir. « À quoi sert la liberté si nous n’avons toujours pas appris à être libres ? » s’interroge-t-elle. Une seule solution, « être courageux, être forts l’un pour l’autre ». Un très beau disque.

We Get By, Mavis Staples, Anti-Records. Sortie le 24 mai.

Musique
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