Roland Goigoux : « Blanquer usurpe la caution de la science »

Le ministère utilise les résultats des évaluations de CP pour sa propre communication, alerte le spécialiste de l’enseignement de la lecture Roland Goigoux. Dérive scientiste ?

Ingrid Merckx  • 22 mai 2019 abonné·es
Roland Goigoux : « Blanquer usurpe la caution de la science »
© crédit photo : PHILIPPE HUGUEN/AFP

C’est une analyse décapante sur l’utilisation des évaluations de CP par le ministère de l’Éducation. D’abord publiée par le syndicat enseignant du premier degré Snuipp sous le titre « Évals CP : les infox du ministère », le 10 mai (1), elle est signée Roland Goigoux, spécialiste de l’enseignement de la lecture, formateur à l’École supérieure du professorat et de l’éducation et auteur en 2016 du rapport de recherche « Lire et écrire ». Elle lance un véritable pavé dans la mare : Jean-Michel Blanquer aurait utilisé les résultats des évaluations de CP pour justifier ses orientations politiques. « Les premiers résultats sont là », a écrit le ministre de l’Éducation aux enseignants : « Si, en début de CP, 23 % des élèves n’identifiaient que la moitié des lettres et des sons qui leur étaient soumis, ils ne sont plus que 3,3 % au mois de janvier ». Roland Goigoux pointe l’utilisation qui est faite de la science par un ministre qui non seulement n’informe pas les enseignants des changements dans les méthodes censées leur servir, mais utilise ces méthodes pour sa propre communication.

Vous mettez en cause l’utilisation par le ministre de l’Éducation des résultats des évaluations de CP-CE1 en titrant : « Faire mentir les chiffres, en pédagogie aussi ». Sur quoi porte la tromperie ?

Roland Goigoux : Je ne dénonce pas des mensonges du ministère sur des chiffres : les données de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) sur lesquelles il communique sont correctes. Il n’y a donc pas, de ma part, de procès en falsification ou en bidonnage. Ce que je trouve problématique, c’est l’usage qui est fait par le ministère d’un certain nombre d’outils d’évaluation. Il a pris les résultats au début et au milieu du CP pour déclarer : les élèves ont progressé grâce aux politiques mises en œuvre. Au lieu d’assumer des choix politiques, Jean-Michel Blanquer va chercher la caution de la science pour justifier ses décisions. Cette caution scientifique me paraît usurpée : il ne prélève dans les données scientifiques que ce qui l’arrange. C’est plutôt de l’abus de pouvoir.

Qu’est-ce exactement que ce « guide orange » envoyé aux enseignants de CP ?

Les enseignants de CP ont reçu un livre sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture connu sous le nom de « guide orange ». Publié en mai 2018, ce guide utilise des résultats consensuels et ajoute une partie extrêmement prescriptive, qui va jusqu’à la description de leçons « modèles ». Jusqu’à présent, les maîtres disposaient de programmes avec des objectifs et d’une relative autonomie pour les atteindre. Les prescriptions du ministère les font revenir au dirigisme d’avant les années 1970, quand les écoles normales étaient chargées de transmettre « la norme ». J’avais sonné l’alerte à la publication de ce guide, mais on ignorait encore si la hiérarchie de l’Éducation nationale allait le porter ou laisser les enseignants en user à leur guise. On a eu la preuve, toute l’année, des multiples injonctions que les corps d’inspection ont fait peser. Le guide orange était le guide à utiliser absolument…

La démarche est très autoritaire, bien que toutes les recherches internationales montrent que les prescriptions descendantes échouent systématiquement à améliorer les apprentissages des élèves tout en démobilisant les enseignants. Avec cet autre problème que le guide orange met en œuvre des techniques d’apprentissage de la lecture assez extrêmes, que je nomme « syllabisme radical ». Ne voulant pas apparaître comme un idéologue, le ministre a déclaré que c’était la science qui les inspirait.

Peut-on y voir une forme de scientisme ?

En effet. D’autant que les références bibliographiques internationales sérieuses et solides sur l’apprentissage de la lecture ne cautionnent pas ce syllabisme radical, autoritaire et dogmatique, bien au contraire. Stanislas Dehaene, cognitiviste et président du Conseil scientifique de l’éducation nationale mis en place par Jean-Michel Blanquer, ne peut l’ignorer et aurait dû alerter le ministre.

Qui a rédigé ce fameux guide orange ?

Il a été rédigé à plusieurs mains sous la houlette idéologique d’un inspecteur général, Yves Cristofari. Parmi les coauteurs, on trouve des chercheurs qui ont expérimenté des tests d’évaluation de la lecture en laboratoire. Le guide résulte d’une alliance entre des idéologues et des scientifiques. Entre les deux, quelques auteurs de méthodes syllabiques ont été appelés pour rédiger des leçons modèles correspondant à ces objectifs. Cela donne un texte assez hétérogène avec des passages justes et des caricatures injustifiables, celles qui ont été imposées aux enseignants toute l’année par beaucoup d’inspecteurs.

Quels sont la valeur et les fondements du guide orange ?

Il a été présenté comme une circulaire. Les évaluations servent d’outil de prescription pédagogique : il faut enseigner ce qui va être évalué. Quand on évalue une chose, on la met en lumière, on lui donne de la valeur. C’est une manière de renforcer le discours selon lequel « cette habileté-là est essentielle puisqu’elle a été évaluée. Puisqu’elle est évaluée et que tous les enfants ne sont pas au niveau, alors il faut renforcer son enseignement ». Les évaluations sont instrumentalisées : on ne fait pas confiance aux enseignants et on leur met la pression en s’appuyant sur des évaluations qu’on leur avait présentées comme un outil pour eux !

Qu’est-ce que la « réponse à l’intervention » (RAI) ?

C’est une manière de penser le traitement de la difficulté scolaire, élaborée aux États-Unis dans les années 1990 et qui a le vent en poupe dans certaines provinces québécoises. Elle consiste à anticiper les retards de certains élèves, en repérant très tôt leurs difficultés, pour intervenir fort. C’est louable, à condition de donner aux enseignants les moyens de remédier aux difficultés. Les outils pédagogiques ne sont pas au rendez-vous en France. En outre, les enseignants ne savaient pas que les évaluations seraient transmises aux inspecteurs sous forme d’un tableau de bord ; c’est leur travail qui est ainsi évalué ! On assiste à une régulation du système par les évaluations.

Enfin, les évaluations ne portent que sur un petit nombre d’objets de savoir et laissent des pans entiers dans l’ombre : les maths et le français au détriment des sciences, des arts plastiques, de l’histoire, de la géographie… L’accent est mis en lecture sur le code et le déchiffrable, mais très peu sur l’écriture et la compréhension d’un texte. Le fossé social risque de se creuser…

Qu’entendez-vous par « syllabisme radical » ?

Aujourd’hui, aucun enseignant de CP n’enseigne la lecture via la méthode globale, où l’on mémoriserait les mots un par un. L’immense majorité enseigne le b.a.-ba, centre de gravité des manuels de lecture. L’essentiel du temps d’apprentissage est consacré à apprendre à mettre en correspondance des lettres avec des sons. Mais les uns font du b.a.-ba et de l’enseignement autour de la culture des textes et de leur compréhension, quand d’autres s’en tiennent strictement à la lecture du code. Les premiers choisissent des manuels étroitement syllabiques, les autres prennent appui sur des manuels qui empruntent à la littérature de jeunesse. Deuxième différence, certains s’interdisent de donner à lire aux enfants le moindre mot qui ne serait pas 100 % déchiffrable : tant que l’on n’a pas appris que « eau » fait [o], par exemple, on n’apprend pas à lire le mot « bateau ». Le ministère a inventé cette règle folle selon laquelle les enfants ne doivent avoir sous les yeux que des mots qu’ils peuvent entièrement déchiffrer, sinon ce serait de la méthode globale, dangereuse. C’est ce que j’appelle un « syllabisme radical ». Car comment faire avec les prénoms des enfants ? Ils ont le droit d’écrire Lola mais pas Théo ? Les maîtres utilisent en fait un petit stock de « mots outils » comme « dans », que les enfants connaissent avant de savoir que an fait [an] et que le s est muet. L’enseignement de la lecture n’est pas qu’une somme de variables techniques.

Qu’est-ce qui a déclenché votre analyse et reflète-t-elle un travail collectif ?

À mi-chemin entre la technique, la science et la politique, l’enseignement de la lecture est un dossier que je documente depuis longtemps. J’ai lancé avec treize laboratoires de didacticiens du français un chantier pour l’Institut français d’éducation de l’École normale supérieure de Lyon entre 2013 et 2016, qui a donné lieu au rapport de recherche intitulé « Lire et écrire ». Cet avis que j’exprime aujourd’hui est très largement partagé par ces équipes. Le fait que je bénéficie d’un certain crédit scientifique et pédagogique fait qu’on me sollicite quand il faut intervenir publiquement, car les enseignants aujourd’hui sont sommés de se taire.

Comment les enseignants appréhendent-ils les évaluations de CP ?

Il y a eu un choc ces dernières années autour des évaluations parce qu’elles rompaient avec une culture de l’évaluation plutôt bienveillante, qui s’appuyait sur un principe de base : on évalue ce qu’on a enseigné pour vérifier ce qui a été compris et retenu. Au début de l’année dernière, les nouvelles évaluations ont été conçues par des psychologues qui ne tenaient pas compte des programmes en vigueur mais d’indicateurs cognitifs. Les évaluations scolaires ont été transformées en outils de diagnostic sans que les maîtres en aient été informés. Ils se sont retrouvés à évaluer des compétences que les enfants ne pouvaient pas encore avoir et avec des seuils d’alerte tellement bas qu’ils en devenaient absurdes, comme si on trouvait normal qu’un élève se trompe dans 20 exercices sur 24. Pas un instit ne peut supporter ça. C’est très violent pour tout le monde.

Roland Goigoux est professeur à l’université Clermont-Auvergne, laboratoire ACTé


(1) Relayée ensuite par Le Café pédagogique, puis parue sur le blog de Roland Goigoux sur Mediapart.