« Un ennemi du peuple », d’Henrik Ibsen : seul contre tous

Une mise en scène fracassante et farouchement contemporaine d’Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen par Jean-François Sivadier. Un moment de théâtre fulgurant.

Gilles Costaz  • 28 mai 2019 abonné·es
« Un ennemi du peuple », d’Henrik Ibsen : seul contre tous
© crédit photo : jean-louis fernabdez

Les classiques sont-ils faits pour conserver les pensées d’autrefois ou pour éclairer le monde d’aujourd’hui ? Les deux, évidemment. La façon dont Jean-François Sivadier s’empare d’Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, dans son spectacle créé à la MC2 de Grenoble et repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, se promène dans plusieurs siècles mais s’avère farouchement contemporaine, allant jusqu’à prendre parti dans le débat politique de ces derniers mois.

On ne sait rien de la réaction de l’excellent traducteur de la pièce, Éloi Recoing, qui vient de terminer, pour cette équipe et les éditions Actes Sud, un texte d’une belle fidélité inspirée et qui voit cette version devenir, par moments, un brûlot actuel. C’est dû, en partie, à l’intégration d’extraits de l’essai de Günther Anders La Violence : oui ou non. Ibsen lui-même n’en croirait pas ses oreilles.

Un ennemi du peuple date de 1882 mais conte une histoire qui soulève déjà les questions de l’écologie. Dans une station thermale, un médecin chargé de s’occuper des curistes découvre que les eaux utilisées sont polluées par l’état lamentable de la tuyauterie et ce qui provient des marécages voisins. On empoisonne les curistes en les soignant ! Ce médecin, Stockmann, écrit un long rapport et commence à donner son point de vue ici et là dans la ville. Il s’apprête à transmettre son texte au journal Le Messager du peuple. Aussitôt, les autorités locales, représentées par son propre frère, juge et préfet de police, entreprennent d’étouffer l’informateur et l’information. L’économie urbaine est en jeu.

Peu à peu, Stockmann n’a plus de soutien, même sa femme tente de lui faire adopter une attitude plus prudente. Il se débat, passe par des pensées contradictoires et lâche, dans la dernière scène : « L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul. »

Jean-François Sivadier et l’acteur principal du spectacle, Nicolas Bouchaud (qui est aussi qualifié de collaborateur ­artistique dans le générique, donc partie prenante dans la pensée du spectacle), ne veulent pas en rester à cette mise en cause, radicale certes mais qui débouche sur une sorte d’individualisme teinté d’anarchisme de droite. La dernière phrase (« L’homme le plus fort… ») est répétée à la dernière seconde de la soirée mais coupée, suspendue, pour nous dire que l’auteur n’a pas nécessairement raison.

Surtout, les textes vigoureux d’Anders en faveur de l’action violente sont introduits dans les dialogues du docteur Stockmann et projetés avec fureur par le même Nicolas Bouchaud. De telle sorte que, dans sa ­deuxième partie, le spectacle rugit et frôle la déflagration. Les notions de libéralisme et de démocratie s’affrontent, non pas exactement contre Ibsen, mais au-delà de lui. Ce fracas des mots et des idées célèbre la légitimité de la révolte, à commencer par celle qui a lieu en ce moment dans nos villes.

Ce peut être une raison d’adhérer à ce moment de théâtre fulgurant. Mais on en oublierait la forme très originale que prend la soirée. Nicolas Bouchaud est un comédien d’une rare puissance, entouré de partenaires acides et vivaces comme Agnès Sourdillon ou Vincent Guédon. L’occupation du plateau, à partir d’un décor de Sivadier et de Christian Tirole, est tout à fait singulière. L’on est parmi des rideaux de lumière et des rideaux d’obscurité. Les aires de jeu semblent se constituer au fur et à mesure de l’action. Rien ne semble arrêté, fixé. Le public pourrait presque aller sur la scène et baguenauder comme le font les comédiens. D’ailleurs, on cherche à concerner les spectateurs en les prenant dans un jeu de questions et d’invites.

Il y a aussi une manière de jouer la pièce en étant à la fois dedans et dehors : l’interprétation prend des aspects naïfs, illustratifs, mais l’on sent bien qu’elle est en même temps critique, à double sens. Parfois l’atmosphère se détend, se relâche, puis s’enflamme. Jean-François Sivadier joue avec le théâtre d’une manière vraiment neuve.

Un ennemi du peuple, Henrik Ibsen, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris. Tél. : 01 44 85 40 40. Jusqu’au 15 juin. Texte français d’Éloi Recoing chez Actes Sud Papiers.

Théâtre
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