Animalistes : Des militants vachement plus radicaux qu’avant ?

Blocages d’abattoirs, actions spectaculaires, vidéos glaçantes… Les antispécistes font de plus en plus de bruit, et les volontaires ne manquent pas. Une virulence qui n’est pas forcément nouvelle, mais se trouve aujourd’hui largement médiatisée.

Oriane Mollaret  • 12 juin 2019 abonné·es
Animalistes : Des militants vachement plus radicaux qu’avant ?
© photo : Lors d’une marche à Toulouse le 1er juin 2019.crédit : Alain Pitton/AFP

Au creux de la nuit du 16 avril, quelques dizaines de silhouettes vêtues de noir, cagoulées pour la plupart, se glissent furtivement derrière les portes de l’abattoir Friselva, en Catalogne. Sur leur sweat, le logo de l’association anti-spéciste 269 Libération animale. Une poignée de cochons sont exfiltrés en douceur et emmenés en camion vers l’un des sanctuaires de l’association. Pour les militants, la nuit sera encore longue. Enchaînés aux box en métal, ils bloqueront l’abattoir pendant plusieurs heures, jusqu’à se faire violemment déloger par les forces de l’ordre.

Plus récemment, le 4 mai à Paris, un boucher bio du marché couvert Saint-Quentin a vu sa marchandise recouverte de faux sang par d’autres militants antispécistes. Tentant de s’interposer, le commerçant aurait même reçu un coup de poing. D’après la Confédération française de la boucherie, charcuterie, traiteurs (CFBCT), « plusieurs dizaines de boucheries-charcuteries ont subi ces derniers mois de graves détériorations ». Loin des traditionnelles pétitions et vidéos clandestines d’abattoirs, pour certains, l’heure est venue de passer à l’action.

Clara Leone, 28 ans, est de ceux-là. Elle participe à des actions directes depuis un peu plus de deux ans. « Je suis devenue végane il y a six ans, après être tombée par hasard sur un article qui traitait de l’élevage, et plus précisément de l’élevage de cochons », se souvient cette entrepreneuse alsacienne, qui rejoint alors l’association L214, spécialisée dans les vidéos d’abattoirs et le militantisme de rue, puis gère avec des amis l’antenne strasbourgeoise de 269 Life France, aux modes d’action similaires. « Mais j’ai compris que l’indignation d’un consommateur est vite oubliée devant le repas du soir, se désole-t-elle. Il y a deux ans et demi, j’ai commencé à me tourner vers une association plus radicale, 269 Libération animale, dont la stratégie est fondée sur la désobéissance civile et l’action directe. » À savoir la libération d’animaux en laboratoire, le blocage d’abattoirs et la construction de refuges pour les animaux libérés.

« Ces actions n’ont plus pour simple but de convaincre, voire de supplier, le consommateur de faire preuve d’empathie envers les animaux et de changer sa façon d’agir, elles vont bien au-delà », prévient Clara. « On ne cherche pas le soutien de l’opinion publique, mais des effets concrets », renchérit Tiphaine Lagarde, juriste et cofondatrice de l’association en question. « Il s’agit d’affronter l’économie spéciste non plus symboliquement, mais concrètement », expliquait-elle encore dans un article pour le magazine québécois Véganes.

Clara n’est pas la seule à se tourner vers l’action directe. Les associations et collectifs antispécistes voient leurs rangs grossir, avec de plus en plus de jeunes activistes. À tel point que certains parlent de radicalisation. Une évolution assumée par Tiphaine Lagarde dans Véganes : « Si avoir un comportement trop radical signifie s’indigner visiblement, alors nul besoin de polémiquer : oui, je le suis ! Brandir le mot comme un épouvantail, c’est en outre oublier les leçons de l’histoire : les démocraties doivent le jour à la radicalité des idées et des peuples qui les ont défendues. » « Être radical n’est pas un terme péjoratif, au contraire, tempère Clara. La radicalisation est un passage nécessaire pour déconstruire une idéologie aussi ancrée dans notre culture, dans nos coutumes, dans nos habitudes et jusque dans l’éducation de nos enfants. »

Toujours plus loin. Solveig Halloin, fondatrice du collectif Boucherie abolition, lancé en 2016, va jusqu’à déclarer : « Aujourd’hui, 94 % des individus sont dans le couloir de la mort. C’est un holocauste planétaire. La stratégie réformiste d’associations comme L214 est très contestable. Tracter, c’est pire qu’inutile. Vous auriez tracté en 1943 ? On ne peut pas tracter contre l’holocauste ! » Pour elle, le passage à l’action est une évidence, au point d’oser cette comparaison : « Pour abolir l’esclavage, il faut libérer les esclaves. Nous ouvrons les fermes, nous sortons les victimes des abattoirs, c’est un geste de justice et d’empathie, pas une idéologie. » Quant à la question de la violence, si elle fait débat au sein du mouvement antispéciste, pour Solveig Halloin, elle est tout bonnement « hors sujet ». « La seule question qu’il faut se poser, c’est comment être offensif contre la violence en place », rétorque-t-elle.

Cette radicalité affichée et la forte médiatisation des actions directes ont suscité une levée de boucliers de la part des éleveurs et des bouchers, et l’indignation d’une large partie du grand public. Mais pour la sociologue Marianne Celka, auteure de Vegan Order (1), rien de bien nouveau sous le soleil : les antispécistes d’aujourd’hui ne sont pas plus radicaux que ceux d’hier. « Libérer les animaux de la domination humaine est une “nouvelle vieille idée”, explique la chercheuse. Il y a des actions directes depuis les années 1960 avec l’ALF [Animal Liberation Front], et c’était bien plus violent. Aujourd’hui, pour se faire entendre, il faut être virulent, avec une communication spectaculaire sur les réseaux sociaux. Il y a une radicalisation des postures, chacun se retranchant derrière ses propres arguments. C’est caricature contre caricature. »

La sociologue considère que la pensée anti-spéciste est radicale par essence : « L’anti-spécisme remet en question tout notre mode de vie. Il n’y a pas de compromis possible, toute la société doit changer. C’est comme si on vous demandait si vous êtes pour ou contre l’esclavage. Ce n’est pas une cause qui peut se contenter de quelques changements individuels, c’est un choix de société. » Lorsqu’on évoque la réaction houleuse de Paul Ariès et de ses sympathisants dans une tribune au Monde, Marianne Celka se contente de rire : « C’est la preuve que la communication animaliste spectaculaire commence à marcher ! »


(1)Éditions Arkhê, 2018.

Écologie
Publié dans le dossier
Qui a peur des véganes ?
Temps de lecture : 5 minutes