Cannabis thérapeutique : oui… mais plus tard

Ce produit est le seul moyen pour de nombreux malades de soulager leurs douleurs. Bien que des dizaines d’États l’autorisent, le gouvernement Macron tergiverse. Cruelle exception française.

Olivier Doubre  • 26 juin 2019 abonné·es
Cannabis thérapeutique : oui… mais plus tard
© photo : Dans la première usine européenne de cannabis thérapeutique, au Portugal, en avril 2018.crédit : PATRICIA DE MELO MOREIRA/AFP

Drogues : pourquoi ça coince en France ? En décembre dernier, Politis s’interrogeait ainsi, alors que le gouvernement venait d’ajouter des amendes délictuelles pour les usagers de drogues à son arsenal répressif déjà plus que fourni – et vain, la France étant l’un des premiers consommateurs du monde occidental. S’enferrer dans une répression toujours plus implacable isole un peu plus notre pays dans une politique coûteuse et inefficace de « guerre à la drogue », décrétée en 1971 par le président des États-Unis Richard Nixon. Longtemps leader du tout-répressif, ce pays a beaucoup évolué : plus de la moitié de ses États fédérés ont désormais autorisé l’usage thérapeutique du cannabis et, pour un bon nombre, son usage récréatif, ce qui leur permet aussi d’encaisser des millions de dollars de recettes fiscales et retire aux mafias un marché juteux.

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L’entêtement répressif hexagonal est aujourd’hui doublement dénoncé par des chercheurs français. D’un côté, le très sérieux Conseil d’analyse économique (CAE), organisme d’experts rattaché à Matignon, vient de publier un rapport qui prône une légalisation dans un monopole d’État et pointe surtout l’inefficacité de la politique répressive française, l’une des plus sévères d’Europe : elle coûte plus d’un demi-milliard d’euros par an, pour un résultat dérisoire. Les presque 200 000 interpellations pour usage et petit trafic de stupéfiants (dont 93 % pour le cannabis) n’enrayent en rien le trafic des tonnes de shit et d’herbe. Plus de 700 000 personnes consomment quotidiennement, plus du double régulièrement. Aux Pays-Bas, où le cannabis est en vente dans des coffee-shops depuis 1976, les jeunes ne sont que 14 % à en consommer occasionnellement !

Au lendemain de la publication de ce rapport du CAE – qui estime à plus de 2 milliards d’euros les rentrées fiscales annuelles potentielles pour ce marché –, une proposition de loi était déposée le 20 juin par François-Michel Lambert (groupe Libertés et territoires), appuyé par quatorze autres députés (dont cinq La République en marche). Elle prône une « légalisation régulée » avec la création d’une « Seita » nationale du cannabis récréatif, produit en France et vendu dans les débits de tabac. Sans surprise, le gouvernement a tout de suite réaffirmé son opposition nette. C’est L’Obs qui a ensuite ravivé ce vieux serpent de mer de la vie politique française, avec un nouvel appel intitulé « Légalisation, c’est le moment ! », quarante-deux ans après celui dit du « 18 joint », qui fut signé par Roland Barthes, Gilles Deleuze ou Bernard Kouchner (1).

La Macronie ne semble donc pas prête à faire évoluer l’approche répressive du cannabis. Cachez ce joint que je ne saurais voir ! Il est pourtant un usage qu’il lui est aujourd’hui difficile de continuer à condamner : celui à visée thérapeutique. Agnès Buzyn, ministre de la Santé, a enfin ouvert la voie, en dépit d’une frilosité évidente. Interpellée par un auditeur sur France Inter, elle déclarait en mai 2018, guère enjouée : « C’est peut-être un retard que la France a pris quant à la recherche et au développement du cannabis médical. D’autres pays l’ont fait. J’ai demandé aux différentes institutions qui évaluent les médicaments de me faire remonter l’état des connaissances sur le sujet, parce qu’il n’y a aucune raison d’exclure, sous prétexte que c’est du cannabis, une molécule qui peut être intéressante pour le traitement de certaines douleurs très invalidantes. » Rappelons que vingt et un États de l’Union européenne (dont la peu progressiste Hongrie) et douze hors de l’UE autorisent déjà le cannabis thérapeutique, certains depuis de nombreuses années. La plupart disposent d’études théoriques et cliniques tout à fait solides (2).

À la demande d’Agnès Buzyn, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a constitué en septembre 2018 un comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) pour évaluer « la pertinence et la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France » (sic). Pourtant, un décret de 2013 a déjà autorisé la mise sur le marché du Sativex, un spray sublingual qui n’est toujours pas commercialisé faute d’accord avec le laboratoire sur le prix (3). La question de la « pertinence » semble donc avoir été tranchée depuis longtemps !

Mais les récentes initiatives en faveur de la légalisation totale du cannabis risquent peut-être de venir brouiller les avancées en cours dans le domaine thérapeutique. Car, dans ses conclusions, le CSST a donné son feu vert pour poursuivre les recherches en vue de l’« expérimentation » du cannabis « à visée médicale », ce qui devrait permettre à l’ANSM de rendre un avis favorable à son autorisation, puis à la ministre de prendre la décision… Redoublant de précautions, le docteur Nicolas Authier, président du CSST, a précisé dans Libération (20 juin) que « nul médicament ne sera prescrit avec autant de précautions ».

Vu ce faible empressement des autorités, les associations de malades et les médecins engagés sur le sujet ont redoublé d’efforts pour faire entendre leurs arguments. Ils ont surtout pu bénéficier d’un soutien, indirect mais bienvenu, de la sénatrice de Paris Esther Benbassa (EELV). En mai, elle a mené au Sénat une série d’auditions des principales associations militantes et de médecins, afin de préparer un débat (sans vote) qui s’est tenu le 29 mai. Les médecins addictologues et épidémiologistes entendus ont tous fait part de leur impatience de pouvoir prescrire ces traitements à leurs malades, dont beaucoup se procurent déjà du cannabis sur le marché noir pour soulager leurs douleurs. Poignants ont été les témoignages des patients, la plupart militants d’associations de personnes souffrant de maladies rares et pour qui les traitements analgésiques classiques prescrits par leurs médecins sont inefficaces.

Ainsi, Mado Gilanton, grand-mère de 65 ans, souffre depuis près de quinze ans de douleurs neuropathiques sévères, dues à deux maladies rares (syringomyélie et allodynie). « Je suis malade depuis l’âge de 50 ans. Mes douleurs, dès le matin, c’est comme si on était dans un champ d’orties, avec le sentiment de brûlures et qu’on vous arrache les membres. Quand vous souffrez ainsi, vous détestez votre corps. » Elle raconte avoir subi une « certaine errance médicale », avec des praticiens sachant mal comment soulager ses douleurs, sauf à lui prescrire des doses maximales de morphiniques, d’antidépresseurs et d’antiépileptiques. Elle devient rapidement dépendante des opioïdes, sans effets contre ses douleurs. Elle essaie l’hypnose, puis l’électrostimulation, en vain. « En 2016, les douleurs étaient épouvantables. Mais, un jour, quelqu’un de l’entourage de mes enfants m’a proposé un pétard. J’avais évidemment une idée très négative du cannabis et peur des effets secondaires. Mais je n’en pouvais plus et j’ai tiré quelques bouffées. En à peine quinze minutes, les douleurs avaient disparu et j’ai retrouvé de l’estime pour mon corps. Depuis, j’en consomme sous forme de décoction, dans du lait, ça m’évite de le fumer. Le centre antidouleur qui me suit m’a même conseillé de continuer ! » Cette patiente ne cache pas sa gêne d’être dans l’illégalité et d’engraisser l’économie parallèle. Elle a depuis fondé une association de personnes souffrant des mêmes maladies, bientôt rejointe par d’autres groupes de maladies rares, créant ainsi un collectif de quarante associations, Espoir impatient.

Un autre collectif, Alternative pour le cannabis à visée thérapeutique (ACT) (4), a pour sa part dénoncé les interpellations et poursuites dont sont la cible les malades utilisant du cannabis. « Sur les arrestations pour infraction à la législation sur les stupéfiants, sans doute entre 10 % et 15 % sont des patients pratiquant l’automédication de cannabis. Mais les forces de l’ordre et les parquets ne veulent rien entendre, même lorsque les personnes produisent des prescriptions médicales ou des lettres de leurs médecins expliquant leur usage. » C’est pourquoi le collectif réclame d’urgence une circulaire de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, demandant aux procureurs de ne pas poursuivre pour usage, détention ou achat de cannabis à des fins thérapeutiques. Une demande restée lettre morte jusqu’à présent…

Lors du débat au Sénat, le 29 mai, tous les groupes (5) ont exprimé leur soutien à l’expérimentation du cannabis médical. Le secrétaire d’État Adrien Taquet, qui représentait la ministre de la Santé, l’a confirmée, en précisant que la formule fumée en serait exclue et que le cannabis thérapeutique serait limité aux cinq indications retenues par le CSST (6). La sénatrice socialiste Laurence Rossignol a par ailleurs pointé l’urgence de ne pas poursuivre les personnes interpellées pour du cannabis médical : « Des malades sont venus me voir car ils s’inquiétaient d’être devenus des délinquants devant la loi, mais aussi leurs familles, car bien souvent les personnes souffrantes de 65 ans ne savent pas où se procurer ce produit et envoient généralement les plus jeunes de leur entourage qui, eux, savent comment faire ! » Le cannabis thérapeutique devrait donc être autorisé en France… après deux ans d’expérimentation. Or il y a urgence.


(1) « L’Appel du 18 joint » est paru dans Libération le 18 juin 1976.

(2) Précurseur, Israël a ainsi développé dès les années 1960 une grande connaissance en la matière et une filière de production et de distribution extrêmement pointue.

(3) Le Sativex soulage notamment les douleurs des malades souffrant de sclérose en plaques.

(4) Act Up-Paris, Aides, Principes actifs (l’une des plus anciennes sur ce thème), Auto-support d’usagers de drogues (Asud) et la jeune et courageuse association Police contre la prohibition,.

(5) À l’exception d’élus Les Républicains, pour qui le cannabis thérapeutique serait « le cheval de Troie de la légalisation globale du cannabis, qui est une drogue ».

(6) Liste jugée trop restrictive pour le collectif ACT, puisqu’elle ne retient pas, par exemple, les effets secondaires des trithérapies pour les malades du sida.

Société Santé
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