Christian Prigent : « Créer une sculpture sonore »

Avec Poésie sur place, Christian Prigent donne à entendre un des multiples genres auxquels il s’adonne : la performance. L’écrivain y explose la langue et les sons, mêlant le burlesque à l’inquiétude et attestant une nouvelle fois de l’amplitude de son œuvre.

Christophe Kantcheff  • 18 juin 2019 abonné·es
Christian Prigent : « Créer une sculpture sonore »
© crédit photo : DR

Écrivain et poète engagé dans tous les genres (poésie, roman, récit, essais…), appartenant aux mouvements d’avant-garde depuis la période de la revue TXT (1969-1993), qu’il a dirigée, Christian Prigent se livre régulièrement à des performances en public. Son nouveau livre, Poésie sur place, en témoigne, réunissant des textes et un CD où figure leur enregistrement par Christian Prigent seul ou avec la comédienne Vanda Benes. Il explique ici de quelle forme de spectacle la poésie performance relève et quels en sont les objectifs.

Qu’est-ce que la poésie performance ?

Christian Prigent : Au tournant des années 1980, il y a eu un engouement pour la lecture orale et la performance poétique, qui a cherché à se différencier de la poésie sonore [pratiquée par les lettristes (Isidor Isou) et les « poètes sonores » (François Dufrêne, Henri Chopin), la poésie sonore privilégie la phonétique aux dépens du sens, NDLR]. Le mot « performance » s’est imposé, dans l’esprit des performances du Living Theater et des happenings. C’est le festival Polyphonix, organisé par Jean-Jacques Lebel à Paris, qui mettait cela en avant. Hormis les stars américaines du mouvement beatnik (Allen Ginsberg, entre autres), y étaient invités les divers courants de l’avant-gardisme en France. J’en faisais partie. Ce fut une expérience violente. Quelques-uns des « poètes sonores », comme Bernard Heidsieck, avaient un grand professionnalisme de la mise en scène, de la maîtrise de la voix… Par rapport à eux, ce que des gens comme moi faisaient était assez bredouillant. Cela m’a confirmé que cette situation-là, sur scène, était spécifique, et qu’il fallait travailler pour faire en sorte que ces performances soient en elles-mêmes des objets d’art. Ce qui exige notamment d’affronter les questions techniques : le rapport au micro, la sensation du volume de la salle, etc.

C’est un spectacle qu’il s’agit de mettre au point…

Oui. Et d’en interroger le sens. Je ne voulais pas d’un spectacle strictement virtuose. Mon but était qu’il ait à voir avec la littérature, qui, selon moi, dit quelque chose, au sens plat du terme, c’est-à-dire qu’elle dit sémantiquement quelque chose. J’étais à la fois proche des « poètes sonores » et à distance.

Qu’est-ce qui guide l’écriture des textes composant ce recueil, Poésie sur place ?

La quasi-totalité des textes sont des commandes. Ce que ces textes sont dépend des conditions de la commande. Où cela aura-t-il lieu ? Quelle doit en être la durée ? Quel type de public potentiel sera présent ? Les textes sont réalisés en fonction de ces contraintes-là. Et d’aucune autre. Sauf que, quoi que je fasse et quel que soit le lieu où je le fais, cela s’articule avec les préoccupations qu’on retrouve dans mes autres livres, ceux destinés à la lecture silencieuse, où elles sont traitées autrement. Une question guide leur écriture : quel effet le texte produira-t-il oralement ? Quel effet rythmique, quel effet de construction musicale, et sur quel matériau de sens débouchera tel traitement sonore ? Du point de vue de leur contenu, ces textes relèvent du cut-up : ce sont des extraits d’articles, d’autres livres, passés par la moulinette sonore.

Faites-vous aussi des lectures de vos poèmes ?

Plutôt des fragments de mes textes en prose : Grand-Mère Quéquette, Demain je meurs, Une phrase pour ma mère (1)… Ce qui est paradoxal parce qu’on associe davantage la dimension sonore au vers qu’à la prose. Mais, chez moi, la prose est organisée selon des principes prosodiques. Alors que mes poèmes sont fabriqués sur des critères de visualité.

Pour Ex-fan des seventies (2), j’ai repris une première version d’un texte paru dans un recueil de 1981, Voilà les sexes. Je l’ai totalement transformé, notamment parce qu’il y a deux voix, celle de la comédienne Vanda Benes et la mienne, pour l’hommage à Roland Barthes auquel m’avait invité la Maison de la poésie, il y a quelques années.

Je ne voulais pas faire un topo théorique sur Barthes, qui aurait été ennuyeux, ni raconter mes souvenirs anecdotiques avec lui. J’ai opté pour cette performance complètement décalée.

Quel type de travail accomplissez-vous avec votre corps ?

Mon projet était de faire percevoir le plus concrètement possible la forme à laquelle ces textes doivent aboutir. Comme une sculpture sonore qui serait posée entre celui qui lit et ceux qui écoutent. Ce qui supposait que mon corps s’efface le plus possible. Mais il y a une tension constante entre le caractère inévitable de la présence corporelle, voire de sa gestuelle, et une réticence active à cette apparition. Pendant des années, j’ai essayé de ne faire aucun geste. Je lisais assis, vêtu de noir. J’ai toujours essayé d’éliminer la spectacularisation de premier degré, tout ce qui pouvait assigner un texte à l’expression d’une psychologie ou d’une sentimentalité.

La force de show-man de Bernard Heidsieck consistait notamment dans sa résistance à l’expressionnisme ou à quelque forme d’histrionisme que ce soit. Ma posture d’écrivain, spontanément, est sentimentale et expressionniste. Mon travail consiste à y résister, à creuser l’émotion plutôt qu’à la dessiner sur cette surface.

Plusieurs poésies performances vous poussent pourtant jusqu’aux limites physiques, que ce soit celles du souffle ou des possibilités de la diction…

Toucher la limite physique dans la performance est l’indice, à mon sens, du fait de toucher la limite dans l’expérience de l’art ou de la littérature. Cela présente un ­intérêt comique aussi, mais celui-ci doit toujours être équilibré par une sorte d’angoisse. L’un ne doit pas triompher de l’autre.

Il y a une grande part ludique dans vos performances, qui ne réside pas seulement dans le texte…

Oui. Il faut dire que les choses ont bougé dans le temps. Au moment où l’on pose des principes, il y a toujours une phase de rigidité théorique. Redoublée par la peur de ne pas faire comme il faut, de ne pas mettre convenablement en œuvre lesdits principes, qui souvent vont à l’encontre du mode d’être spontané. Quand j’ai commencé à lire à deux voix avec Vanda Benes, cela m’a beaucoup déchargé de cette tension. Parce que le travail de répétition que nous faisons (même s’il est très sérieux car Vanda est hyper-professionnelle) n’est pas sans rigolade.

Pour Ex-fan des seventies, par exemple, nous avons inventé au fur et à mesure les changements de voix, les superpositions… J’apportais des modifications au texte de façon à ce qu’on puisse ralentir puis accélérer le débit sur une longue période pour donner l’impression qu’on va se casser la figure… et puis non ! Un peu à la manière de Buster Keaton. J’ai été très marqué par le cinéma burlesque américain, Keaton en particulier.

Marche pour les sans-papiers est un texte qui se distingue des autres…

Je ne l’ai utilisé qu’une seule fois. J’avais été invité à lire à la Sorbonne, dans une des innombrables commémorations de Mai 68, avec une dizaine de poètes. Je voyais à l’avance ce que cela allait donner dans le genre nostalgique et rantanplan engagé… J’ai voulu faire quelque chose de volontairement frontal et plat, avec un rythme cadencé. Une marche, quoi…

C’est Valère Novarina [poète, dramaturge et ami de Christian Prigent, NDLR] qui me disait : « Il faudrait quand même que tu fasses un peu de poésie utile ! » Ce qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec cela : il m’avait commandé un petit texte demandant l’extinction des portables avant les représentations de L’Origine rouge. Je m’étais exécuté et avais fait un quatrain de « poésie utile »… 

Poésie sur place, Christian Prigent,

Les presses du réel, coll. « Al Dante », 112 pages + 1 CD, 15 euros.


(1) Tous parus chez POL.

(2) Lire le texte ci-dessous et voir en haut de page la vidéo d’Ex-fan des seventies, lu en public par Vanda Benes et Christian Prigent (Maison de la poésie, 7 avril 2018).


Ex-fan des seventies

Voix : Vanda Benes et Christian Prigent

et Barthes et Lacan et Kristeva et Freud et Derrida et Deleuze et Guattari et Jambeau et Lardret et Levy et Jacques et Roland et Julia et Siggy et Gilles et Félix et Gustave et Maurice et Bernard et Henri et Laurent et Jack et Julie et Loïse et Abel et Caïn et Lacain et Cyrille et Phénix et Arthes et Bacan et Fristeva et Guérida et Kreud et Gueleuze et Daktari et Tarzan et Zartan et Tarzoon et Cartoons et Disney and Happy et Barthes et Bacan et Bristeva et Breud et Berrida et Battary et Carthes et Caca et Kreuse et Queue-Lourde et Tarte et Tata et Listeva et Larthes et l’artiste et Dreude et Feleuze et Tabarly et Tu-Quoque et Mifili und Soweiter and So-on et Family and Life and Play Boy et Tutti et Frutti et Sigmund et Tarbes et Caslon et Vristeka et Vely et Traderi et Radada et Ledeuze et Letroize et Lequatre et leur suite et Marthes et Nacan et Pristeva et Quérida et Reud et Seuleuze et Tuattari et Vambon et Wardé et Xarthes et Yacan et Zristeva et Peud et Releuze et Suattari et Tombeau et Vardret et Woolite et Xollers et Yarthes et Zacan et Zarthes et Yacan et Vristeva et Uttari et Tutuguri et Sarthes et Talan et Talon et Achille et Triste-Eva et Adam et Reuf et Soso et Froidy et Œdipe et Guéridon et Rutabaga et Rita Magic et Renoir d’Hambourg und Von Paraboum et Julo et Rollo et Jacko et Ioulia et Fifi et le p’tit Marcel et Gilou et Vivi et Charlie et Marx et Merckx et Hinault et Merckx et Marx (bis) et crabe et la queue et Christ et Eva et la boîte à riz et Gilou Rhizome et Cancan et sa p’tite amie deux dés de radis un quart de laitue tu craques je baratte et il se déride et on cristallise et nous freudonnons et vous déguisez et ils boitent hardi et je chante et tu lardes et c’est bath et nous lévytons et Sollers itou et c’est bon c’est coulant ou c’est très crispé c’est terrorifié ou frais dégoisé ou c’est praliné consommé gratis du rutabagué d’la noix de Lacan du Barthes aux poireaux et c’est du nanan du sucré nougat et du fard beurré ou l’radis véreux dans la pâte à riz du jambon et du lard et du lait de vit et tout ça mêlé ça se met en tas si deux leuzes y vont quatre arrivent (on rit) qui fricote frotte Freud qui se gratte a ri qui aime jambon s’omelette l’art qui rate Barthes il craque qui cale à Lacan il jouit dans Gilou hop là : b, a, ba ! ça va : à dada ! et Marx et Freud et Farx et Mreud et Frax et Meurd et Freud et Marx (bis) et farce et merde (bis) et merde et farce et marde et ferce et fesse et messe et Shem et Shaun et les nines et les ons et Mao et grand-mère et face de merde et merde en pile et parx et preud et prout et trouc (ter) et bol et tarte et Juvia Cristella et Jack-des-Rideaux et oui et non et Barthes ? ah oui ! et Barthes ? : ouais ouais ! et Barthes ? : bof bof ! Normal-Sup-Mao ? : no ! Barthes : oui ! The Anti-œdipe-duo ? : no ! Barthes : oui ! The Big-post-68-antimarx-pro-deo-jase-band ? : no ! Barthes oui ! The Foudre-groopies ? : no ! Barthes : oui ! The New-philo-wave ? : no ! Barthes : oui ! The Faf Attractions ? : no ! Barthes : oui ! The Sons of Tel Quel and University ? : no ! Barthes : oui ! — et la suite on la saura bientôt …….. Toto

Littérature
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