Engagées pour la vérité

Depuis la médiatisation des cas groupés de bébés sans bras dans l’Ain, la Loire-Atlantique et le Morbihan, trois cas se sont déclarés dans le secteur de l’étang de Berre.

Hugo Boursier  • 26 juin 2019 abonné·es
Engagées pour la vérité
© photo : Un nuage de fumée s’échappe d’un site pétrochimique au dessus de l’étang de Berre.crédit : BORIS HORVAT/AFP

Depuis la médiatisation des cas groupés de bébés sans bras dans l’Ain, la Loire-Atlantique et le Morbihan, trois cas se sont déclarés dans le secteur de Vitrolles, Septèmes-les-Vallons et Gignac-la-Nerthe, à l’est de l’étang de Berre. Les trois petites filles sont nées en juin, août et novembre 2016 dans un rayon de 30 kilomètres d’une région fortement marquée par la pollution industrielle. Qui dit cas groupés ne dit pas forcément excès de cas, mais deux des mères se retournent contre le médecin échographiste qui n’a pas détecté les malformations et s’interrogent sur les causes : génétiques ? alimentaires, environnementales ?

On aimerait des réponses

Sophie, mère de Manon, 5 ans.

« Quand Manon est née en janvier 2014, je ne savais même pas que les agénésies existaient. Sur toutes mes échographies, il est écrit qu’elle a ses deux bras et ses deux mains. On ne se serait jamais imaginés qu’il pourrait y avoir un souci de cet ordre. Je n’ai pris aucun médicament pendant ma grossesse. Nous avons toujours eu une alimentation saine, avec des légumes et des fruits achetés chez le primeur, la viande chez le boucher. Je ne bois pas d’alcool, je ne fume pas… Je n’avais aucun comportement à risque.

La sage-femme a mis Manon dans un drap pour la nettoyer, et elle n’a rien vu. Elle l’a posée sur moi. C’est le moment censé être le plus heureux au monde : celui de la découverte de votre enfant quand on le dépose sur votre ventre. J’ai vu sa petite tête d’ange… et puis son petit bras mal formé. Cela reste pour moi une image très traumatisante. Là, on ne comprend pas ce qui se passe. Mon mari est tombé dans les pommes. C’était la sidération.

Quand on a revu l’échographiste pour tenter de comprendre ce qui s’était passé, elle a été odieuse. Elle m’a fait culpabiliser et n’a absolument pas reconnu son erreur. C’est pour cela que nous portons plainte contre elle : pour nous, le corps médical a nié tout ce que nous avons vécu.

À l’hôpital Saint-Maurice, spécialisé dans les malformations obstétriques, où Manon a été redirigée par la suite, les spécialistes ont écarté l’hypothèse génétique. Ils ont évoqué une origine vasculaire, un « AVC placentaire » qui arrête la construction du bras. Donc nous sommes restés sur cette idée que la nature ne fait pas toujours bien les choses.

Et puis, quand d’autres cas sont apparus cet automne, on a appris qu’il n’y avait pas de registre partout en France, mais sur seulement 20 % du territoire. Les interrogations sont revenues. Est-ce que c’est l’eau qu’on boit ? L’air que l’on respire ? Les produits que l’on se met sur la peau ? On s’est rendu compte, par exemple, que nous étions entourés de champs d’oliviers, où des pesticides peuvent être répandus.

Les comités, les rapports de Santé publique France… on sait que c’est du pipeau. Ils font de l’esbroufe parce que ça a été médiatisé, mais ça n’ira pas plus loin car on s’attaque à des sujets épineux : l’écologie, l’utilisation des pesticides. On sait que, derrière tout ça, il y a des histoires de fric. Alors bien sûr, nous, les particuliers, on fait encore plus attention, on se renseigne sur des applis indiquant la liste des composants chimiques des produits. Mais comment être sûr qu’un lobby ne contrôle pas l’appli ? On reste impuissants face à tout cela. Les institutions doivent se rendre compte que l’on parle de santé publique !

Notre Manon souffre depuis quelque temps. Elle nous le dit. Elle en a marre d’être au centre de l’attention et nous demande pourquoi elle a ce bras tout petit. On lui dit que les médecins ne savent pas. C’est aussi cela qui me perturbe : le fait de se sentir coupable. De se dire qu’on aurait peut-être pu éviter cette situation. On aimerait des réponses. »

L’environnement est forcément responsable

Élisabeth, mère de Claire, 3 ans.

« Je n’ai eu aucun souci particulier pendant ma grossesse. Le compte rendu des trois échographies indique la présence des quatre membres dans leurs trois segments. J’ai eu un très gros problème pendant l’accouchement et j’ai failli mourir. On a dû me faire une césarienne. C’est à ce moment que l’équipe médicale a découvert qu’il manquait l’avant-bras droit et la main de ma fille. Mon mari l’a constaté en salle de naissance. Ce fut un choc. Entre-temps, on m’avait endormie et je me suis réveillée le lendemain dans un autre hôpital. C’est là qu’on m’a annoncé la nouvelle.

Ce n’est pas possible qu’à notre époque on soit encore incapable de détecter l’absence d’un avant-bras sur une échographie. C’est aberrant ! Je pars du principe que, si l’échographiste a eu des difficultés à voir, s’il n’était pas certain de ce qu’il pouvait ou non constater, il aurait dû l’écrire sur le bilan ou me faire une échographie de diagnostic. Nous avons donc déposé plainte. Au cours de la procédure judiciaire, on a reçu trois expertises. Sur la première, il est indiqué que les échographies ne sont pas 100 % sûres. On était donc le pourcentage qui n’avait pas été repéré. À la suite de ces conclusions, nous avons décidé de contacter les médias pour faire avancer les choses, pour montrer que l’expertise n’était pas aboutie. On a obtenu une deuxième expertise, qui a pris une position opposée à la première, puisqu’elle admettait que l’équipe médicale aurait pu déceler l’absence de l’avant-bras. La troisième expertise, enfin, expliquait que l’agénésie transverse était peut-être due à la présence d’une bride amniotique en cours de grossesse. Mais, pour nous, ça n’a aucun sens puisque ce phénomène n’apparaît généralement qu’au ­deuxième trimestre. La deuxième échographie et la dernière auraient donc pu constater un problème de formation. En plus, l’agénésie est un arrêt de la croissance, donc on voit le bourgeon de l’avant-bras, tandis que les brides amniotiques coupent le membre : la chirurgie est souvent nécessaire à la naissance. Ce n’est pas notre cas.

Santé publique France nous a envoyé un questionnaire nous interrogeant sur nos habitudes alimentaires et nous demandant si on s’était baignés en piscine, si on avait pris des médicaments ou utilisé des pesticides, notre travail, nos antécédents familiaux… Mon mari et moi travaillons dans des bureaux, par contre mon père travaillait dans une raffinerie à Fos-sur-Mer.

Pour nous, l’environnement est forcément responsable, car je n’ai eu aucun comportement à risque. Bien sûr, il peut y avoir plusieurs causes. La réponse ne peut pas reposer sur un seul élément. Mais on aimerait savoir qu’il y a des recherches, des hypothèses… En attendant, je fais tout pour recenser des cas dans les Bouches-du-Rhône, grâce à l’association Assedea. Certaines victimes ne veulent pas témoigner. Pour moi, c’est comme l’amiante : si personne n’avait bougé, les autorités n’auraient sans doute rien fait. Il y a une cause, il faut la connaître, même si ça ne change rien pour nous : c’est pour les générations futures. »

La pollution peut agir sur le métabolisme

Lætitia, sage-femme à Vitrolles.

« À l’accouchement, on ne récupère que la 3e échographie, car c’est celle qui nous intéresse pour le poids et la taille du bébé. On ne regarde pas vraiment la morphologie, qui est davantage détaillée dans la 2e échographie. Pour la patiente dont je me suis occupée, il était écrit que tous les membres du bébé étaient présents. Personne ne savait que sa main droite manquait. Comme première hypothèse, nous avons envisagé la bride amniotique : des filaments qui se déposent sur un membre et empêchent sa formation. Mais je n’ai pas eu accès au dossier, donc j’ignore quelles ont été les conclusions : j’imagine que c’est aujourd’hui une bataille d’experts.

À Vitrolles, les populations ont un rapport variable à l’environnement. Certaines familles sont très engagées et renseignées. Elles achètent du bio, font attention aux produits ménagers qu’elles utilisent… Mais d’autres ne sont absolument pas dans cette démarche, faute de moyens aussi.

Personnellement, je suis convaincue que l’environnement peut perturber les grossesses. La pollution peut agir sur le métabolisme, mais cette action est difficile à prouver. La pédagogie est faite sur l’alimentation concernant la toxoplasmose, la listériose, mais parle-t-on des peintures des chambres, de la qualité de l’eau, de l’air, etc. ? D’ailleurs, peut-on être sûr que les travaux réalisés dans les maternités en France sont menés avec des produits inoffensifs pour les mamans et les nouveau-nés ?

En milieu hospitalier, en tout cas, les sages-femmes n’ont pas le temps d’aborder ces sujets. Nous insistons davantage sur les risques immédiats. Quand des cas compliqués interviennent, le psychologue de l’hôpital est mobilisé. Mais il est parfois difficile d’avoir les mots justes, surtout lorsque l’on n’a pas pu détecter une malformation. On ne peut pas toujours apporter des réponses satisfaisantes. Il est donc essentiel de se rapprocher des associations. »


Étang de Berre, carrefour des pollutions

Avec sa superficie de 150 kilomètres carrés, l’étang de Berre, deuxième plus grand étang salé d’Europe, est connu pour son pourtour industriel : raffineries, usines de pétrochimie, traitement des déchets, cimentier, complexe sidérurgique, le tout traversé par deux autoroutes et un couloir aérien.

Quelles sont les conséquences de ce carrefour de pollutions ? Dans un rapport de février 2018 sur la qualité de l’air dans ce secteur, le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) notait que « la diversité des substances émises est favorable à l’apparition d’“effets cocktail” qui sont encore très mal connus ».Les deux rapporteurs recommandaient une vraie « prise en compte des questions sanitaires potentiellement liées à cette pollution ».D’autant que les accidents ont toujours existé dans la région : explosions dans une raffinerie, débordement d’un bassin de rétention d’hydrocarbures à cause de la pluie, nuages toxiques…

Dans une étude participative de janvier 2017, où les habitants de Fos-sur-Mer et de Port-Saint-Louis-du-Rhône étaient invités à s’exprimer sur la perception de leur environnement, les scientifiques ont noté que les affections respiratoires concernaient un adulte sur deux. Ils ont constaté aussi une élévation de l’asthme chez les adultes, du diabète, du cancer – 14,5 % des femmes interrogées ont eu un cancer, contre 5 % en moyenne en France –, et des risques importants d’infertilité. Les citoyens de ces deux communes « faisaient la chronique d’une pollution devenue ordinaire ». Aujourd’hui, plus de 320 000 personnes vivent autour de l’étang de Berre.