Philippe Bordas : De Sarcelles au Burkina

Photographe écrivain, Philippe Bordas expose son travail sur les cavaliers d’Afrique de l’Ouest. Retour sur un parcours qui se veut aussi un voyage au bout de la langue.

Jean-Claude Renard  • 19 juin 2019 abonné·es
Philippe Bordas : De Sarcelles au Burkina
© photo : Un cavalier mossi à Ouagadougou, saisi par Philippe Bordas.crédit : Philippe Bordas

Le baby-foot a gagné du terrain sur la rue, côtoyant la croupe d’un cheval sur lequel repose un verre rigolant des règles de l’équilibre. Ici, un autre canasson s’assoupit, les deux pattes arrière sur le sol, son cavalier pensif assis sur l’arrière-train, au milieu d’un baraquement d’infortune, de pneus abandonnés. Là, un cavalier torse au vent, chevauchant le long d’une route à peine goudronnée ; un autre posant vêtu de ses habits de prestige. Là encore, l’intérieur d’un garage, encombré d’un bric-à-brac hétéroclite, entre ombres et lumières. Depuis l’extérieur, un cheval pointe sa tête sur ce décor. On se regarde mutuellement, fièrement. Là, enfin, un groupe de cavaliers et de cavalières dans leurs tenues traditionnelles, avec flèches et boucliers. Des couleurs chaudes, ocre et ambrées, caravagesques habillent ce pêle-mêle de scènes vivantes, chaotiques.

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Ce sont les cavaliers mossis du Burkina Faso, au cœur de l’Afrique de l’Ouest. Ouagadougou, la capitale, est l’une des rares villes au monde où les chevaux, montés à cru, se déplacent en liberté, « traversant les avenues bitumées, les ruelles de terre, sautant les trottoirs, patientant au feu rouge près des taxis et des nuées de petits scooters », précise Philippe Bordas, auteur de cette série réalisée entre 2011 et 2014, aux lisières du reportage et de la fiction – parce que chaque plan, chaque scène fait récit. « Dans cette ville basse et poudreuse, les chevaux sont rois, ils trônent et paissent devant les maisons basses des quartiers. Ils côtoient la Mercedes ou la BMW devant la façade des riches villas. »

Au Burkina Faso, le cheval est l’emblème du pays, il en est l’âme. La cavalerie de l’empire mossi est encore dans tous les esprits. Brisée par l’armée française en 1896, elle renaît depuis quelques années grâce à une famille de cavaliers virtuoses et aux travaux de chercheurs burkinabés qui ont pu reconstituer les tenues ancestrales. Spectacle étonnant s’il en est, aujourd’hui, de croiser ces cavaliers dans la capitale et dans les campagnes alentour, dans la noblesse ordinaire.

Ce travail, présenté à la galerie In Camera, à Paris, s’inscrit dans la continuité d’un autre, L’Afrique héroïque, entamé en 1988 – et notamment exposé à la Maison européenne de la photographie en 2010. À Mathare Valley, d’abord, bidonville aux portes de Nairobi, au Kenya, « vertige d’un gouffre fangeux étayé de baraques », où les meilleurs boxeurs s’entraînent dans l’enceinte d’une église défraîchie. Bordas est toléré en « auditeur libre aux cours du soir de baston ». À suivre par les lutteurs sénégalais, derviches danseurs, maîtres de la toise arrogante, méprisant tout athlète arborant Nike, vénérant les sandalettes de cuir, les capes de toile mystiques, les peaux de bêtes, tous paysans fidèles au pagne du pater (ceux-là qui furent tirailleurs, chair à canon de la Grande Guerre), des fiers-à-bras mordant le sable et la poussière allégrement.

Entre-temps, l’homme blanc au Leica a rencontré Bruly Bouabré, poète, prophète et encyclopédiste ivoirien, s’inspirant des pierres volcaniques de sa terre natale pour offrir un alphabet à son peuple privé de lettres et soumis aux lois d’Occident, réalisant la forme verbale de l’insurrection. Après quoi Philippe Bordas s’attache aux chasseurs du Mali, descendants de l’empire démocratique de Soundjata Keita, harnachés de talismans et d’amulettes, armés de fusils, qui ne s’étaient pas retrouvés depuis près de sept siècles. Il y a chez le photographe la volonté hardie de hisser la majesté quand elle se gave d’authentique. Non en puisant dans la mythologie du sport frappé de ses anneaux olympiques ou magnifié par le sponsoring et les angles d’une caméra, mais en fouillant là où vibrent certaines pratiques en transe d’exercices, quand « le peuple disqualifié reprend la main ».

Le peuple, il sait. Né (en 1961) et élevé à Sarcelles « dans une cité sortie du sol en même temps que moi, un labyrinthe orthogonal parcouru de rafales et d’enfants exilés des terres lointaines », dans le fatras de familles d’égale misère. Une enfance sans privations, entre une mère employée chez Gaz de France et un père métreur dans le bâtiment. Une jeunesse vécue dans un « maelström ethnique et linguistique stupéfiant ». Premier rapport à la langue, tandis que la bibliothèque « de quartier » pointe à trois bornes. Il en convient, il a gardé de cette cité un triste goût pour « l’enfermement monastique » – pour qui a bourlingué vingt ans en Afrique, on peut en sourire. Mais pas que. Il ne le sait pas encore. Tombe le deux-roues dans la famille corrézienne. À son premier vélo offert, le mouflet fait enlever les roulettes puis se cogne un randonneur lourd avec lequel il se frotte aux autres jeunes équipés de vélos de course. Au lycée, il marne en laveur de trains à Montrouge. De quoi s’acheter un vélo de pro. « Dans ma banlieue, le foot était roi, pour lequel je n’avais pas de dispositions. J’ai vu que je suivais les coureurs des clubs dans les côtes et que je pouvais les battre, une passion classique, infantile, prenante, qui ne m’a jamais quitté. »

Le bac en poche, Philippe Bordas s’inscrit au concours de l’école normale des instituteurs, rattrapé sur le quai de gare de Garges-Sarcelles par sa prof de philo, qui l’envoie aussi sec en prépa de Normale-Sup à Sceaux. Oups. Khâgne, hypokhâgne, il ne sait même pas ce que ça veut dire. « Nous n’étions que de la chair à CAP », et lui pressenti pour être céramiste et « rabattu vers l’usine ». Mais il arrive au sud de Paris, « interne parmi l’élite », avec son Petit Robert qu’il lit mot à mot, redessinant un répertoire personnel déjà habité des accents de sa banlieue, d’un verlan complexe mâtiné d’argot, de parlers étrangers, à côté d’un français simplifié, marouflant le latin et bousculant la langue. C’est que dans la cité « on ne survit que dans la force physique ou la puissance verbale ».

Définitivement pas sur ses terres, l’étudiant lâche le concours pour se « prolétariser », reprend le vélo. Faute de devenir cycliste, il se guérit de sa folie en pigiste à L’Équipe, en 1984, « pour venger Hinault des moqueries et des sarcasmes de Fignon, un duel générationnel stupide dans lequel je me suis stupidement jeté. Mais j’ai appris beaucoup, voyagé partout, une féerie géographique et humaine qui précédait la découverte de l’Afrique ». Embauché en 1986, refusant le service militaire, il part au Kenya en coopération. Hasard d’affectation pour un baroudeur qui répond à la demande d’une école en quête de professeurs de journalisme. Là commence la photo. Après deux ans, il retourne au journal, démissionne l’année suivante, en 1989 : Bernard Hinault maintenant « parti à la retraite », il n’a plus envie de perdurer. Direction l’Afrique. Retours successifs sur le continent noir qui aboutiront à la sortie d’un album photo-graphique ahurissant en 2004, L’Afrique à poings nus (récompensé par le prix Nadar), mêlant textes et images. Non sans mal dans la publication. Parce qu’au sortir de Mathare Valley, Bordas se voit en Koudelka fixant les gitans et rêve d’un ouvrage. Les éditeurs lui répondent qu’il n’est pas photographe. Pas de statut, pas de livre. Il lui faudra passer par la photo de chocolats ou de pieds nickelés de la chanson pour prétendre à.

À son retour d’Afrique, dès les années 2000, Philippe Bordas repique au vélo, happé par les altitudes et abonné aux routes de la vallée de Chevreuse. Taillé comme un épais cure-dents, il affronte les côtes de Milon-la-Chapelle. Un vœu avant d’entrer en littérature : demeurer sec. Vélo noir, maillot noir, gants et cheveux itou. Ça lui vaut le surnom de pacotille de « Baron noir » – toujours conservé. Avant de s’appuyer sur un trépied : Ponge pour sa concrétude et sa lucidité antique ; Céline, paroxystique prosateur dont il découvre la trilogie finale avant les premiers romans, face au Kilimandjaro (il y a pire décor pour « lire sa puissance foudroyante ») ; et Saint-Simon pour ses vertus jubilatoires de la langue. « Trois déviants syntaxiques. »

Bordas s’est voulu cycliste, il sera aussi styliste. Quoique fébrile (c’est jamais qu’un mouflet de banlieue passé par l’Afrique en images) quand il entreprend Forcenés, une gloire aux aristos du populo autour du vélo. Philippe Bordas pénètre dans la littérature comme un sprinter gicle sur la ligne. Un comble pour un pur grimpeur. Le manuscrit charme Flammarion, Gallimard, Le Seuil. Le gosse de Sarcelles choisit Fayard, parce que Claude Durand, éditeur en tête, lit et annote son texte en vieil instituteur. Qui sait que ce poulain est d’une trempe autre que tout paltoquet.

Forcenés se veut un tableau des forçats de la route, une symphonie où le cyclisme est un prétexte, fourrant la grande histoire dans la petite, relatant ces « déclassés absorbés vers la preuve au mérite ». De Charly Gaul, « castrat nerveux sustenté aux amphètes », à Anquetil, qui « s’invente un palmarès pour l’établir ensuite », Bordas peint un tableau de cadors et seigneurs, de gougnafiers et crève-la-faim, hissés en Olympie. Les textes suivants seront du même tonneau. Qu’il s’agisse de L’Invention de l’écriture, consacré à Bruly Bouabré, de Chant furieux, autour de la figure de Zidane, dont l’auteur a été le photographe attitré et privilégié, sans rien comprendre au foot, mais somptueux portrait de la racaille en verbe parfaitement racée, ou de Cœur-Volant, ode poétique à l’amour.

De la photographie au récit, il existe une constante chez Philippe Bordas : un regard intransigeant, lyrique et antilyrique, à côté d’un phrasé né à Sarcelles, conservant la repartie facile, l’œil amusé, menuisant la langue et, en même temps, dans l’évitement des hâbleurs et phraseurs, des mondanités, savourant résolument la cellule monastique, jalousant Fra Angelico – ce qui ne lui interdit pas un bon coup de fourchette. Et toujours en selle, quinze mille kilomètres par an. « Je ne suis en paix que sur un vélo, en flottaison ; c’est en partant m’entraîner, dans la première heure, avant la course, que souvent je vois s’organiser la suite du livre en cours. Une sorte de bureau ambulant, d’estafette rêveuse. » Qui sait aussi, enfourchant le cadre, s’il ne songe pas encore aux cavaliers mossis ?

Les Cavaliers mossis, galerie In Camera, 21, rue Las Cases, Paris VIIe, jusqu’au 31 juillet et du 3 au 28 septembre.

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