Ex-démocrates, néo-autocrates

Mahamadou Issoufou au Niger, Ibrahim Boubacar Keïta au Mali ou Alpha Condé en Guinée ont tourné le dos à leurs idéaux de gauche et répriment leurs opposants, comme le faisaient avant eux les régimes dictatoriaux qu’ils ont combattus.

Rémi Carayol  • 10 juillet 2019 abonné·es
Ex-démocrates, néo-autocrates
© photo : Manifestation dispersée par la police, le 21 septembre 2018, contre l'élection d'Ibrahim Boubacar Keïta, à Bamako, au Mali.crédit : Michele CATTANI / AFP

La fin de la journée approche à Niamey. Loin du tohu-bohu de la capitale nigérienne, Ali Idrissa se prélasse à l’ombre d’un manguier dans son jardin situé en périphérie de la ville. Le militant aspire à du repos. Il est las et ne s’en cache pas, même s’il compte bien poursuivre son combat. L’année dernière, il a passé quatre mois en prison qui l’ont durablement marqué. Le coordonnateur du Réseau des organisations pour la transparence et l’analyse budgétaire (Rotab), poil à gratter du régime, avait été arrêté en mars 2018 avec d’autres activistes pour avoir participé à une manifestation non autorisée. Plusieurs milliers de Nigériens étaient alors descendus dans la rue pour s’opposer à la loi de finances, jugée particulièrement austère, qui prévoyait notamment de nouvelles taxes pour les ménages modestes. Finalement condamné à trois mois de prison avec sursis, Ali Idrissa a été libéré après quatre mois de préventive. Des figures bien connues de la société civile ont connu le même sort. D’autres compagnons de lutte sont quant à eux toujours détenus.

C’est notamment le cas de Sadat Illiya Dan Malam : arrêté en avril 2018 pour avoir lui aussi participé à des manifestations non autorisées, ce dirigeant du Mouvement patriotique pour une citoyenneté responsable (MPC) a été accusé, dans un premier temps, de « participation à un mouvement insurrectionnel » et de « conspiration contre la sécurité de l’État ». Ces charges ont été abandonnées depuis, mais il est toujours poursuivi pour « injure » contre les membres du parti au pouvoir, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS). Selon Amnesty International, son maintien en détention est « une nouvelle injustice » qui démontre « une volonté de faire taire les voix critiques ».

« C’est notre quotidien depuis des années » soupire Ali Idrissa. L’activiste ne compte plus ses séjours dans les geôles nigériennes, ses interpellations et ses convocations dans les commissariats. La première fois, c’était en juillet 2014, à l’occasion de la visite de François Hollande à Niamey. Avec des camarades, il s’était vêtu de jaune, la couleur du « yellow cake », pour manifester contre « le pillage de nos ressources naturelles » par Areva (devenu Orano), qui exploite deux mines d’uranium dans le pays, mais aussi contre la présence militaire française dans le pays. Tous avaient été arrêtés avant que l’avion français ne se pose sur le sol nigérien. Cela n’avait pas empêché Hollande de louer « la démocratie » nigérienne et son « pluralisme ». Une fable.

« Socialisme démocratique »

Depuis, Ali Idrissa est régulièrement arrêté. « Non content de mener une politique antisociale au service des plus puissants, ce pouvoir n’accepte aucune critique », déplore-t-il. Dans une tribune publiée peu après sa libération, le militant constatait que « l’incarcération d’activistes est devenue un fait banal au Niger ». « Dans leur volonté de faire taire toute critique […], les autorités n’ont pas hésité à user de manœuvres d’intimidation et de harcèlement, des arrestations arbitraires voire des condamnations à des peines d’emprisonnement et des amendes dans certains cas en qualifiant publiquement ceux qui s’opposent aux mesures d’austérité de putschistes, poursuivait-il. Elles sont allées plus loin et ont ordonné la fermeture des médias indépendants. Depuis le début de l’année, une dizaine de médias critiques ont été fermés. »

Il fut un temps, pourtant, où Ali Idrissa et les caciques du PNDS – dont est issu le président Mahamadou Issoufou – se battaient pour les mêmes causes. Longtemps, ce parti affilié à l’Internationale socialiste (IS), dont l’idéologie est toujours – du moins sur le papier – « le socialisme démocratique » et dont la devise est « Solidarité, Démocratie, Travail », a œuvré dans l’opposition au Niger. « En 2001, nous étions ensemble dans la rue pour réclamer la libération de journalistes, se souvient Ali Idrissa. En 2005, nous manifestions à leurs côtés contre la vie chère. En 2008, nous avons lutté côte à côte contre la volonté de Mamadou Tandja de modifier la Constitution pour rester au pouvoir. » Mais lorsque Mahamadou Issoufou a été élu en 2011, après une transition militaire, les espoirs d’une nouvelle ère démocratique ont fait long feu. « On s’attendait à ce qu’il nomme des techniciens au sein du gouvernement, à ce qu’il prenne des mesures en faveur des plus pauvres et à ce qu’il ouvre l’espace des libertés démocratiques. En réalité, il a formé un gouvernement de politiciens venus de différents partis, y compris des libéraux. Les principales mesures ont été en faveur des plus riches, et notamment des sociétés étrangères. Le pouvoir a multiplié les dépenses de prestige au détriment de l’éducation et de la santé. Des scandales politico-financiers sont très vite apparus. Puis il y a eu la persécution des journalistes, des militants de la société civile et des opposants. »

Plusieurs ONG, dont Amnesty International et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), dénoncent régulièrement la dérive autoritaire du régime. Reporters sans frontières (RSF) constate pour sa part que « la situation de la liberté de l’information au Niger s’est particulièrement dégradée depuis 2015 ». « La pression est très forte, constate le directeur d’un journal qui a requis l’anonymat. Ce pouvoir n’accepte aucune critique et argue de la situation sécuritaire pour empêcher toute contestation. »

« Méthodes d’autocrates »

Mohamed Bazoum, ancien syndicaliste passé par les mouvements d’extrême gauche à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, illustre à lui seul la métamorphose du PNDS. Nommé ministre de l’Intérieur en avril 2016, celui qui rappelle qu’il lit chaque mois Le Monde diplomatique comme au temps de ses études de philosophie n’a eu de cesse, depuis, d’interdire des manifestations et d’embastiller ceux qu’il qualifie d’« opposants déguisés en militants de la société civile ».

Dans la catégorie des partis ouest-africains « de gauche » qui, une fois arrivés au pouvoir, ont trahi leurs idéaux, tant en matière de libertés fondamentales que de politique économique et sociale, l’exemple nigérien est peut-être le plus spectaculaire. Mais il n’est pas le seul. La Guinée ressemble de plus en plus à ce que Thierry Vircoulon et Victor Magnani, spécialistes de l’Afrique de l’Ouest, nomment des « démocratures » : systèmes hybrides qui combinent constitutions démocratiques et comportements autoritaires, de plus en plus répandus sur le continent (1).

Comme Issoufou et Ibrahim Boubacar Keïta au Mali (voir ici), le président Alpha Condé est issu de cette gauche ouest-africaine nourrie aux luttes historiques du XXe siècle. Son parti, le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG), est lui aussi membre de l’IS. Ancien cadre de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), Condé a longtemps fait figure d’opposant historique en Guinée. _« Lorsqu’il a été élu en 2010, beaucoup de Guinéens croyaient qu’ils allaient enfin vivre dans une démocratie apaisée, indique un ancien de ses partisans qui, désormais en exil, a souhaité conserver l’anonymat. Il a en réalité recyclé les méthodes des autocrates qu’il pourfendait lorsqu’il était dans l’opposition. »

Manifestations réprimées

Considéré comme le premier président démocratiquement élu de Guinée, Condé a très vite adopté un mode de gouvernance autoritaire. L’ensemble des contre-pouvoirs ont été affaiblis, à commencer par les médias : plusieurs journalistes ont été arrêtés après avoir critiqué le gouvernement, puis libérés ; d’autres ont reçu des menaces ou ont été molestés par les forces de l’ordre ; des radios ont été fermées. Selon RSF, « les autorités tentent régulièrement de censurer les médias critiques du pouvoir sous des prétextes administratifs ou juridiques ».

Dans ce contexte, la rue est souvent considérée comme le seul moyen, pour la jeunesse notamment, mais aussi pour l’opposition, d’exprimer sa colère. Or la plupart des manifestations ont été interdites ces dernières années. Et certaines ont été réprimées dans le sang. « Le gouvernement nie l’existence d’une interdiction totale, et il n’a _pas empêché les journalistes guinéens de manifester pour la liberté de la presse le 2 avril [2018], notait il y a quelques mois Corinne Dufka, de Human Rights Watch (HRW). Toutefois, depuis juillet 2018, les partis d’opposition ont porté à la connaissance de Human Rights Watch plus d’une dizaine de lettres dans lesquelles des responsables locaux interdisent les manifestations au prétexte de troubles à l’ordre public. »

Or « la Guinée a une longue habitude d’utilisation excessive des armes à feu par les forces de sécurité », rappellent Amnesty et HRW dans un communiqué publié le 4 juillet. Selon ces deux organisations, de nombreux manifestants ont été tués au cours de la dernière décennie. Rien qu’en 2018, « au moins 21 personnes sont mortes lors de manifestations, dont au moins 12 auraient été victimes de tirs mortels de la part des forces de sécurité ». « La situation est extrêmement tendue, et cela depuis plusieurs années. La moindre étincelle pourrait provoquer une flambée de violences incontrôlable », s’inquiète un diplomate en poste à Conakry.

Cette étincelle pourrait arriver très vite. Alpha Condé, dont le second et dernier mandat arrive à terme l’année prochaine, semble vouloir modifier la Constitution pour pouvoir se représenter, comme d’autres illustres autocrates avant lui : Bongo au Gabon, Biya au Cameroun, Déby au Tchad, Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville, Nkurunziza au Burundi, etc. Lui-même ne s’est pour l’heure pas prononcé, mais, depuis plusieurs mois, des ministres, des fonctionnaires, des membres de son parti et même l’ambassadeur de Russie en Guinée militent en ce sens. Et gare à ceux qui s’y opposent ! En mai dernier, sept membres du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), qui avaient manifesté contre un possible troisième mandat du président, ont été condamnés à trois mois de prison ferme pour « troubles à l’ordre public ». Quelques semaines plus tôt, trois jeunes qui avaient déployé une banderole « Non au troisième mandat, oui à l’alternance » avaient été arrêtés et enfermés plusieurs jours.

Alpha Condé aime à se présenter comme le défenseur de son peuple face au néocolonialisme. Ses partisans rappellent régulièrement son glorieux passé d’opposant condamné à mort par contumace sous Sékou Touré (1958-1984) et emprisonné durant près de deux ans sous Lansana Conté (1984-2008). Pourtant, certains d’entre eux n’hésitent pas à faire référence à ces deux despotes pour défendre un troisième mandat. « Touré a fait 26 ans, Conté 24 ans, pourquoi ne pas accorder cinq ans de plus à Condé ? » soutiennent-ils.


(1) « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? », Politique étrangère, vol. 84, n° 2, été 2019.


Résilience au Burkina Faso

À Ouagadougou, nombreux sont les observateurs qui pensent que les acquis de l’insurrection populaire qui a fait chuter la « démocrature » de Blaise Compaoré en octobre 2014 sont irréversibles. « La mobilisation du peuple et son succès lui ont fait prendre conscience de sa force. Jamais plus les Burkinabés ne laisseront un régime leur dicter sa loi », affirmait il y a quelques mois Guy Hervé Kam, une des figures du Balai citoyen, mouvement de la société civile qui a joué un rôle important durant l’insurrection. Pour Bassolma Bazié, secrétaire général du principal syndicat du pays, la CGT-B, le mouvement de 2014 est un semi-échec, dans le sens où il n’a pas permis de jeter les bases d’une nouvelle société plus juste, mais il admet qu’il a abouti à des avancées notables, notamment la « libération de la parole » et « une plus grande indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif ». Le mouvement syndical, historiquement très puissant au Burkina, et la société civile, qui a pris un poids important durant la dernière décennie, sont des contre-pouvoirs avec lesquels l’exécutif doit désormais composer. Quant à la presse, elle joue depuis des années le rôle de poil à gratter des gouvernements successifs.

Pour autant, le risque d’un retour en arrière ne peut être exclu, surtout depuis que des groupes jihadistes mènent des attaques dans le Nord et dans l’Est. Les journalistes s’inquiètent d’un projet de loi visant à contrôler la diffusion de toute information liée aux attaques terroristes. Il y a quelques mois, plusieurs organisations de la société civile avaient dénoncé la dérive du président élu en 2015, Roch Marc Christian Kaboré. En juin 2017, Kaboré avait lancé cet avertissement : « Les organisations de la société civile sont les vigiles de notre démocratie. Elles doivent être une force de proposition. Elles n’ont pas pour rôle de faire de la politique ni de créer des divisions entre les fils et filles du pays. »

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