La nature est une science humaine

Militant de l’écologie scientifique et de son enseignement en France, Luc Abbadie estime que la seule priorité qui vaille, aujourd’hui, est de préserver la viabilité de notre planète.

Ingrid Merckx  • 4 juillet 2019 abonné·es
La nature est une science humaine
© photo : Les pinsons des Galapagos sont un exemple de diversification des espèces, dont il en existe maintenant 13 sur cet archipel. crédit : Alain Guerrier/HorizonFeatures/Leemage/AFP

Quand il est entré au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en 1986, Luc Abbadie a arrêté le militantisme antinucléaire. Il avait cette idée, encore très partagée dans « le peuple scientifique », que militer « n’est pas forcément compatible avec la recherche de l’objectivité ». Aujourd’hui, il se dit qu’il a peut-être « mal raisonné » : « Les questions environnementales sont tellement épineuses, il aurait fallu foncer. » C’est un regret plutôt « d’ordre opérationnel », car il continue à penser que la science « est structurée pour la recherche de l’objectivité. On est censé explorer, remettre en cause, expérimenter, invalider une théorie ». La sixième extinction de masse ? « C’est objectif ! assure cet écologue. Tous les indicateurs scientifiques sont au rouge ! »

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S’il a arrêté de militer, Luc Abbadie n’a eu de cesse de développer l’enseignement de l’écologie scientifique. Au CNRS puis à la Sorbonne. « Réunir les sciences humaines et sociales et les sciences de la nature, c’est la solution pour construire une transition environnementale. La thématique environnement est encore très portée par les sciences de la nature : climatologie, écologie, alors qu’il s’agit d’abord d’un problème de vision politique et de philosophie. » Il a passé la main à la direction de l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris (iEES), qu’il a fondé il y a une quinzaine d’années. Logé dans une des tours de Jussieu, cet institut rassemble 210 personnes, 14 équipes de recherche et 4 départements scientifiques. C’est l’une de ses grandes fiertés, avec le programme d’ingénierie écologique interdisciplinaire qu’il a cofondé au CNRS et le master « sciences et politiques de l’environnement » qu’il a monté.

« Pessimiste » du genre « réformiste » et plutôt « radical dans les idées », Luc Abbadie estime qu’il n’y a plus qu’une seule priorité qui vaille : préserver la viabilité de notre planète. « Je ne veux pas crever parce que ma planète va mal. » Chez les étudiants, il sent depuis deux ou trois ans « une recherche de sens très forte » qui pourrait virer au problème de santé publique : « Certains, très engagés sur les questions environnementales, paniquent : “C’est foutu, on ne va pas assez vite…” On commence à entendre un grand désespoir. » Un mélange inédit d’appétit et d’anxiété. « Il y a encore cinq ans, je faisais partie de ceux qui pensaient : “On prêche dans le désert.” » Aujourd’hui, il multiplie les interventions devant des syndicats, des paroisses, des collectivités, des élus,etc. Le « privé strict », pas encore. « Mais les crédits publics sont sur une pente descendante. Il va falloir trouver des ressources alternatives. » À une condition absolue : « Je suis un ayatollah de l’indépendance intellectuelle ! Si on veut pouvoir faire confiance à la science, il faut qu’on soit libre de chercher y compris des choses qui n’intéressent personne. C’est comme ça qu’on découvre et innove. Il faut empêcher l’asservissement de la science à des intérêts particuliers. Il faut assurer la déconnexion du salaire par rapport au type de recherches et aux résultats. C’est aussi important que la séparation du législatif et de l’exécutif. »

Sur le changement dans les consciences, il a senti des « étapes » avec « une phase exponentielle » depuis un an : « Il y a eu le Grenelle (2007), la COP 21 (2015), puis l’été 2018 suivi de la démission de Hulot et des premières mobilisations étudiantes. Et, en mai, l’alerte lancée par l’IPBES [sur la disparition annoncée d’un million d’espèces animales et végétales]. » L’iEES n’a jamais été autant sollicité pour des formations. « En écologie, on veut “comprendre le grand tout”. Mais le savoir de base n’est pas compliqué. Il faut expliquer les grands principes : interaction, échelle, complexité, énergie dans le vivant… » À Sciences Po, il aime démonter l’idée selon laquelle « la compétition est dans la nature » : « Car la réponse de la nature, c’est de diminuer l’intensité de la compétition, de la fuir en se spécialisant pour éviter l’extinction. »

Il embraye sur le « concept clé de trade off » : « Il n’y a jamais une bonne solution, mais trente-six mille. Dix mille espèces, c’est autant de compromis. C’est le moteur de la diversification… » Il prend l’exemple du pinson initial. « Quand il arrive aux Galapagos dans un milieu vierge il y a trois millions d’années, il explose ses effectifs, ce qui entraîne une compétition entre individus. Comme il n’y a plus assez de ressources, certains mangent les petites graines, d’autres les grosses, certains vont dans les arbres, d’autres restent au sol… L’intensité de la compétition diminue jusqu’à générer treize ou quatorze espèces de pinsons ! »

Pour expliquer l’adaptation, il passe par la phalène du bouleau en Angleterre : « Elle se repose le jour sur un tronc blanc, elle est blanche. Les quelques noires dans les coins se font manger parce que les prédateurs les repèrent… » Épisode de pollution : « Les troncs deviennent noirs, les blanches se font manger et les noires survivent. La forme noire imparfaite devient la forme parfaite quelques années plus tard. Aujourd’hui, les blanches redeviennent dominantes parce que la pollution régresse. L’espèce a pu survivre parce qu’il y avait cette diversité. » Il prévient : « On arrive à la frontière entre faits scientifiques et interprétation sociale. » Mais insiste : « J’entends tellement justifier des choix de société à partir d’une biologie orientée qu’il est nécessaire de faire contrepoids. La nature est une mosaïque de puzzles qui bougent en permanence. »

Luc Abbadie déplore :

En France, l’écologie a été peu considérée comme une science. Les premiers journaux écologiques anglo-saxons datent des années 1910. En France, la première formation universitaire est née en 1960 à Paris-VI-ENS. Et la première revue d’écologie française vient d’une décision politique : le CNRS, qui venait d’intégrer un département écologie, a créé Ecology Letters, une revue pas cotée, en décrétant que toutes les publications auraient le meilleur classement. Elle existe -toujours, elle est maintenant la première mondiale en écologie.

L’écologue soupire : « Vu de l’extérieur, Jussieu est un ensemble mal identifié alors que ce campus qui réunit plus de deux mille chercheurs sur l’environnement est sans doute le premier pôle européen en termes de scientifiques et de diversité de sujets. » Qui sait que la France est première dans plusieurs classements universitaires sur l’écologie et que la première place dans le classement de Shanghai en écologie, c’est l’université de Montpellier ? En France, un doctorat est « un chef-d’œuvre intellectuel, pas un diplôme professionnel ». Il se félicite d’autant plus de voir ses thésards devenir chefs de projet et ses masters enchaîner sur un contrat à l’issue de leurs stages.

Enfant, Luc Abbadie aimait les sciences naturelles, faisait des herbiers, jouait au professeur. En 1970, à 14 ans, il a participé à un concours sur la protection de la nature. Il a réalisé son « rêve de gamin », mais ne sait pas d’où ça lui vient. Son père, ouvrier du livre, est mort très tôt. Sa mère a travaillé au Prisunic puis à l’hôpital. Des arbres, il connaissait ceux de la cour de son immeuble de banlieue. De la campagne, celle qu’il apercevait en vacances chez des parents paysans dans le Limousin. Mais il se souvient d’un animateur du patronage qui lui a montré des fossiles sur un mur en lui disant que c’était « précieux ». « Ce mot m’est resté. » Il a passé un bac scientifique, intégré une fac de sciences naturelles, a postulé pour un DEA, est parti en coopération en Côte d’Ivoire, où il a travaillé sur les savanes tropicales dans un poste de brousse pendant deux ans. Il s’est spécialisé dans l’étude des sols et des cycles de l’azote… « Ces sols très pauvres généraient une énorme productivité. On est arrivé à la conclusion qu’elle était liée à des stratégies du vivant : la plante crée juste en dessous d’elle un îlot de prospérité dans un océan de non-prospérité et se fabrique un état conservatif de l’azote. »

Le professeur aime raconter, trouver un scénario. « Dans “histoire naturelle”, il y a “histoire”. » Par exemple : « Vous mettez un conifère et un feuillu en condition contrôlée avec des mycrorhizes, ces champignons en association avec les racines qui permettent aux plantes de se nourrir. Ces deux espèces se trouvent alors connectées par les champignons. On met un arbre à l’ombre et un au soleil : celui qui est au soleil envoie à son voisin à l’ombre les glucides qui lui manquent, l’autre envoie son trop d’azote et de phosphore. Ainsi, les deux arbres maintiennent un ratio idéal des substances qui leur permettent de pousser. » Il s’enthousiasme : « C’est un monde encore inexploré ! »

Vice-président du conseil scientifique de l’Agence française pour la biodiversité, Luc Abbadie s’apprête à observer sa fusion avec l’Office national de la chasse et de la faune sauvage en un nouvel Office français de la biodiversité. Il bataille aussi à l’Institut de la transition environnementale, un petit groupe d’universitaires à Jussieu qui « essaie de projeter la science et l’université dans le monde de la transition ». Pour l’heure, la transition est surtout « une idée » : « Comment passer d’une économie vorace à quelque chose de plus frugal ? La question de la décroissance matérielle se pose. Dans le monde scientifique, elle cogne avec l’idée de progrès. Il faut qu’on arrive à montrer que la frugalité peut être un progrès. »

Luc Abbadie Vice-président du conseil scientifique de l’Agence française pour la biodiversité.

Écologie
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