Au nom de l’humanité

Pour se souvenir que les morts ne sont pas que des statistiques, il faut les identifier. Le travail sur les victimes de la Shoah a ouvert la voie, qui se poursuit avec les migrants que l’Europe laisse se noyer.

Olivier Doubre  • 11 septembre 2019 abonné·es
Au nom de l’humanité
© photo : Un mur de la mémoire en hommage aux victimes de la Première Guerre mondiale, à Notre-Dame-de-Lorette, dans le Pas-de-Calais.crédit : Ludovic MARIN / AFP

N ommer ces ombres pâles, c’est déjà les convoquer à la lumière du jour… » C’est par ces mots que le philosophe Vladimir Jankélévitch saluait, dans Le Nouvel Observateur du 22 mai 1978, l’entreprise de Beate et Serge Klarsfeld de publier in extenso les noms des 76 000 déportés juifs de France ayant péri dans la nuit et le brouillard des camps d’extermination et de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Car les nazis, pour cacher leurs crimes mais aussi pour dénier leur humanité à leurs victimes, avaient refusé de leur accorder toute sépulture digne, indissolublement liée au souvenir du défunt et donc à la trace que matérialisent l’identification et la dénomination du mort. La déshumanisation passe par là. Et les bourreaux en sont également déshumanisés.

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Dans son ultime livre, le spécialiste de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant (1) expliquait le sens de « l’outrage aux cadavres » dans L’Iliade, quand Achille refuse à Priam de lui rendre le corps d’Hector et, « à l’arrière de son char, le traîne dans la poussière jusqu’à le rendre méconnaissable ». Et l’historien d’ajouter qu’on détruisait ainsi « toute trace d’humanité ».

La volonté de garder une trace des défunts, surtout après un massacre ou une catastrophe de masse, prend donc un sens particulièrement aigu pour les vivants – ou les survivants. L’acte de Serge et Beate Klarsfeld d’imprimer la liste des 76 000 noms des juifs français assassinés par les nazis entre 1940 et 1945 répond à ce principe de laisser une trace indélébile et, ainsi, de refuser l’oubli, synonyme d’anéantissement, souhaité par les bourreaux.

Une phrase de Simone de Beauvoir – écrite dans un contexte différent puisqu’elle s’inscrivait dans sa volonté de lutter contre le viol et les violences faites aux femmes, trop souvent ignorées ou dissimulées – traduit cette même exigence : « Nommer, c’est dévoiler, et dévoiler, c’est agir ! »

Cet acte de nommer les victimes est apparu fondamental à chaque tragédie faisant de nombreuses victimes. Les États, notamment la France, ne s’y sont pas trompés lorsque, après la boucherie massive de 1914-1918, ils décidèrent d’instituer une politique nationale de célébration, mais surtout de dénomination, des victimes. Ainsi furent édifiés les monuments aux morts, généralement sur la place principale de chaque ville ou village français, appelés en outre à devenir le lieu des cérémonies du souvenir de cette effroyable guerre. De même peut-on se recueillir – dans nombre de rues de la capitale ou dans d’autres villes françaises – devant les plaques qui rappellent en les nommant qu’un militant FFI ou un citoyen tomba là, sous les balles de l’ennemi.

Depuis, les meurtres de masse, génocides et massacres d’innocents sont rappelés et commémorés par l’érection de monuments où les noms des victimes sont gravés dans la pierre. L’inscription et l’énumération de ces noms matérialisent le souvenir, le refus de l’oubli, mais aussi le cri de l’injustice qui fut faite aux victimes. Elles cherchent par là même à leur rendre leur humanité, mais aussi à affirmer celle de leurs proches et parents, comme celle des survivants.

Les exemples de telles initiatives sont aujourd’hui nombreux, depuis le mémorial de Yad Vashem, en Israël, au Mur des noms du Mémorial de la Shoah, à Paris. Yad Vashem, Institut international pour la mémoire de la Shoah, créé en 1953, a accompli un gigantesque travail de collecte, et sa base de données recense les noms de 4,7 des 6 millions de juifs victimes de la Shoah. Pour identifier les défunts afin que leurs noms ne tombent pas dans l’oubli, et créer des liens avec eux mais aussi entre les vivants.

Dans une même volonté d’affirmation de la dignité humaine, l’association Les Morts de la rue recense chacune plusieurs centaines de personnes sans abri décédées chaque année dans l’anonymat de la misère, du froid ou de la chaleur, sur le bitume des villes de France. L’acte central demeure celui de nommer, pour sortir de l’anonymat – synonyme d’oubli et d’indifférence de la société – ceux qui en ont si souvent souffert lorsqu’ils étaient vivants.

Lorsque l’épidémie de sida faisait des milliers des victimes en France, alors que l’association de malades Act Up avait choisi pour slogan « Silence = mort », une initiative, née quelque temps auparavant outre-Atlantique et intitulée « Le Patchwork des noms », matérialisait la disparition des malades décédés. Des carrés de tissu portant le nom brodé des victimes, et parfois des symboles de leur vie ou de leurs engagements, étaient cousus ensemble (2). Et lors de journées militantes ou de commémoration, ce patchwork était déroulé à terre, en public, sur une place ou tout au long d’une artère de la ville, sur des centaines de mètres, croissant au fur et à mesure que s’étendait l’épidémie. Et provoquant à chaque fois une intense émotion.

L’an dernier, pour le centenaire de l’armistice de 1918, la Ville de Paris a entrepris d’inscrire sur le mur d’enceinte du cimetière du Père-Lachaise, dans l’est de la capitale, les milliers de noms des Parisiens tombés dans les tranchées et tout au long des combats de la guerre de 1914-1918. Le passant ne peut qu’être saisi devant la liste de ces innombrables. En rendant hommage à ces morts, cette liste lui intime le souvenir et lui rappelle aussi son humanité. De vivant. Qu’on ne saurait oublier.

Aussi, nommer les défunts de l’une des plus grandes tragédies de ces dernières décennies que constitue l’agonie de milliers de réfugiés dans la Méditerranée est un acte humain. Non négociable et impératif. La médecin légiste italienne Cristina Cattaneo (voir entretien) a été l’une des premières à nous y enjoindre – et à nous en faire comprendre l’absolue nécessité. Car toutes ces morts en mer déshonorent l’Europe. Et chacun d’entre nous.


(1) Les lecteurs de Politis ont pu lire l’une des dernières interviews de Jean-Pierre Vernant avant sa disparition en 2007, après la publication de son volume autobiographique La Traversée des frontières. Entre mythe et politique, II (n° 935, 18 janvier 2007).

(2) Le Patchwork des noms états-unien (AIDS Memorial Quilt) est constitué de 48 000 panneaux de tissu de 1 mètre sur 1 cousus par les proches des défunts.

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