« De cendres et de braises », de Manon Ott : liberté la nuit

Dans De cendres et de braises, Manon Ott, cinéaste et chercheuse, filme des habitants des Mureaux. Elle accompagne son documentaire d’un livre.

Christophe Kantcheff  • 24 septembre 2019 abonné·es
« De cendres et de braises », de Manon Ott : liberté la nuit
© crédit photo : docks66 distribution

Comment filmer la banlieue et ceux qui y habitent ? L’exercice n’est pas aisé. Notamment parce que la plupart des réalisateurs n’en viennent pas, n’y vivent pas. Mais en être ne suffit pas à aiguiser un regard juste et à le donner en partage. Depuis La Haine (1995), nombre de films s’y essaient, des fictions comme des documentaires, aujourd’hui plus encore qu’hier. La semaine dernière, ici même, nous évoquions Nous, le peuple, de Claudine Bories et Patrice Chagnard. Bientôt, on verra Les Misérables, de Ladj Ly, qui a brillé à Cannes. C’est au tour de De cendres et de braises, de Manon Ott, de sortir en salle.

Le film ne se présente pas seul. Manon Ott publie simultanément un livre qui vient en dialogue avec son documentaire. Un ouvrage à deux entrées : côté pile, un état des lieux historique et sociologique des quartiers populaires de la ville des Mureaux, dans les Yvelines, où De cendres et de braises a été tourné. Côté face : un texte réflexif sur « l’expérience d’un film ». Le documentaire est associé à une recherche universitaire intitulée « Filmer/Chercher », Manon Ott étant à la fois cinéaste, chercheuse et enseignante en sciences sociales et en cinéma. Une telle démarche n’est pas inédite, si l’on pense à ce qu’ont fait Edgar Morin et Jean Rouch il y a soixante-dix ans. Mais elle témoigne de la pénétration du cinéma à l’université, beaucoup moins ancienne.

On pourrait craindre que la dimension spéculative, conceptuelle du projet n’étouffe ce qui dans un documentaire relève de l’impondérable, de l’instinctif, du sensitif. Il n’en est rien. Le film « respire ». On y sent la vibration du moment où les images sont prises, la disponibilité au présent. Sans doute le fait que De cendres et de braises soit une œuvre d’immersion y aide. En effet, avec son compagnon Grégory Cohen, qui a assuré alternativement l’image et le son, Manon Ott a déménagé aux Mureaux, dans le quartier de la Vigne blanche, où elle a vécu pendant un an, temps pendant lequel elle a tourné l’essentiel de son film.

Du passé nul ne peut faire table rase. Aux Mureaux comme ailleurs. Le film s’ouvre sur un rappel : la manière dont la ville a été modelée par l’usine Renault de Flins à proximité, lieu de hautes luttes syndicales. La réalisatrice a rencontré d’anciens militants qui racontent leurs faits d’armes. On mesure le recul aujourd’hui : des effectifs réduits à peau de chagrin, avec force intérimaires pour empêcher les mouvements de grève. Des jeunes des cités, où la population est très majoritairement noire, qui travaillent encore chez Renault, disent qu’ils font comme leurs parents. Sauf qu’eux sont diplômés : réussir ses études n’a servi à rien. Dans le même temps, des pelleteuses détruisent des immeubles, cette partie de la ville étant vouée à être réhabilitée, sans que les habitants aient été consultés.

Ces séquences ont été filmées en journée. Comme s’il s’agissait de la part publique de ces quartiers, qui peut s’exposer en plein jour. Cette réalité-là recoupe des données sociologiques ou urbanistiques accessibles. C’est celle que les habitants livrent en premier, à la limite du « cliché de banlieue », comme le rap que Yannick, un beau gars d’une vingtaine d’années, chante face caméra.

Et puis, sous ce qui est visible, il y a l’« infraréalité ». Elle ne se donne qu’au bout d’une longue présence, dans des lieux singuliers, le long du fleuve ou sur le toit d’une cité par exemple. Et la nuit surtout, qui ouvre un autre espace de parole. Plus libre, plus intime. Manon Ott a recueilli ainsi les rêves et les vérités de trois personnages, Yannick, déjà cité, Antoinette et Mohammed, de générations différentes, qui nous font entrer dans des vies secrètes, farouches et riches. « Un cinéma politique, écrit Manon Ott, ce serait donc un cinéma qui cherche, creuse et explore la capacité et la parole politique de tous ; un cinéma qui non seulement donne à entendre des voix qui sont souvent passées sous silence, mais qui restitue aussi, grâce à l’image, la présence sensible des corps parlants pour nous les faire entendre autrement. » La preuve sur pièce.

De cendres et de braises, Manon Ott, 1 h 13.

Le livre : De cendres et de braises. Voix et histoire d’une banlieue populaire, Manon Ott, Anamosa, 384 pages, 25 euros.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes