« Propriété privée », de Julia Deck : l’enfer, c’est les nôtres

Avec _Propriété privée_, Julia Deck signe un roman de critique sociale drôle et ravageur qui se transforme en un polar explosif.

Christophe Kantcheff  • 10 septembre 2019 abonné·es
« Propriété privée », de Julia Deck : l’enfer, c’est les nôtres
© photo : Lire Julia Deck, c’est entrer dans un jeu d’ombres et de lumières avec la réalité. crédit : Hélène Bamberger

Il n’y a jamais de narrateur omniscient dans les livres de Julia Deck. C’est l’une des caractéristiques majeures de ses quatre romans, depuis Viviane Élisabeth Fauville (Minuit, 2012) jusqu’à celui qu’elle publie aujourd’hui, ­Propriété privée : personne n’y sait tout. Aucun des personnages, le lecteur encore moins. Celui-ci se doit d’être attentif au plus petit signe, au moindre détail, à la plus anodine des phrases, susceptibles peut-être d’ouvrir une piste, de contenir une information ­essentielle.

Lire Julia Deck, c’est entrer dans un jeu d’ombres et de lumières avec la réalité, sinon avec la « vérité ». L’auteure n’est pas admiratrice de John Le Carré pour rien, dont elle avait mis en exergue une citation dans son roman précédent, Sigma (Minuit, 2017), au parfum d’espionnage. Nul hasard non plus à ce qu’elle soit publiée sous la couverture des éditions de Minuit, dont plusieurs « piliers » ont développé une dimension ludique dans leur œuvre.

Voici d’ailleurs le genre de clins d’œil que Julia Deck affectionne. La narratrice de Propriété privée est l’un des personnages, Eva, qui, avec son mari, Charles, s’est installée dans une banlieue verte résidentielle. Sans en avoir l’air, la narratrice évoque, vers le milieu du roman, les lectures de Charles, qu’elle désigne à la deuxième personne du singulier : « Sous le parasol, tu lisais des anthropologues. Tu t’intéressais à la formation des communautés, à leurs mœurs, à la manière dont elles se soudent et se perpétuent, et à leur destruction inévitable. » On a là, comme en miroir, une juste description du roman qu’on est en train de lire. De l’anthropologie à la littérature, il n’y a qu’un pas…

La communauté, en l’occurrence, est constituée de représentants de la classe moyenne supérieure accédant à la propriété dans un coin de banlieue récemment rénové et transformé en éco-quartier. « Grâce à un système de récupération de chaleur couplé à des panneaux solaires, la parcelle serait entièrement autonome en énergie. Le recyclage des ordures se ferait par des bornes en surface qui les dirigeraient automatiquement, via un réseau enterré, vers la déchetterie. » On vient d’emménager dans une allée où se tiennent côte à côte et face à face huit maisons, c’est-à-dire huit familles, heureuses de pouvoir respirer loin des miasmes de la ville.

Voilà des personnages on ne peut plus modernes, autour de la quarantaine (sauf Eva et Charles, un peu plus âgés), soucieux du bien-être et de l’environnement, des « bobos », pour utiliser un terme générique, persuadés d’être des gens bien. La preuve : une des mères de famille vote Mélenchon ! « Ce n’était pas parce qu’elle venait des bonnes banlieues, traitait la petite Benani comme sa femme de ménage et considérait de façon générale tout le voisinage comme des membres plus ou moins corvéables de sa domesticité qu’elle était insensible à l’injustice. Bien au contraire. »

On l’aura compris, Propriété privée est d’abord un roman de critique sociale, drôle et ravageur. Julia Deck décrit avec précision ce petit monde actif et intégré, saturé de bonne conscience. « Ne voyait-on pas, à leurs demeures bien tenues, à leurs panneaux solaires, à leur compost, qu’ils pratiquaient la non-violence ? » La narratrice elle-même y va de ses réflexions sur les locataires dans les grands ensembles, « moins soucieux » d’écologie que les propriétaires.

Mais, petit à petit, le roman évolue. Il prend des allures de « Vie mode d’emploi » à la sauce chabrolienne, relevée au piment polanskien première période – le titre d’un film du réalisateur franco-polonais résonnant ici parfaitement : Cul-de-sac. En effet, pour la narratrice et pour son mari aux tendances dépressives, depuis vingt-sept ans en analyse, l’éden initial va se transformer en cauchemar. De par la promiscuité effaçant toute possibilité de vie privée, et le poids du conformisme, la communauté se fait oppressante. Surtout, s’installent dans la maison mitoyenne Arnaud et Annabelle Lecocq : un agent immobilier beau parleur et sa jolie jeune femme sans gêne, qui viennent d’avoir un bébé. C’est le début d’une contamination globale.

Eva et Charles vivent tout ce qu’entreprennent les Lecoq comme un acte de sadisation allant crescendo. C’est une fête nocturne, forcément bruyante, où ils ne sont pas conviés ; une perceuse qui va trop loin et détériore l’isolation phonique ; une terrasse en construction dont les travaux ne respectent rien de leur habitation. Mais les dégâts ne sont pas seulement matériels : Eva finit par être la victime consentante d’Arnaud Lecocq et couche avec lui ; Charles rêve à haute voix de tuer le chat de leurs voisins, dont on retrouve finalement le cadavre éventré…

Julia Deck parvient à tenir ensemble deux fils narratifs a priori contradictoires. Les Lecocq apparaissent comme des êtres pervers, manipulateurs, voire maléfiques, la narratrice les qualifiant de « démons ». En même temps, le lecteur ne peut se défaire d’un sentiment de suspicion envers Charles une fois que les choses tournent vraiment mal, c’est-à-dire quand Annabelle disparaît. C’est d’ailleurs la voie d’interprétation la plus tentante, puisque celui-ci est incarcéré et mis en examen. Mais un ou deux indices, certes ténus, laissent à penser que le condamner relèverait de l’erreur judiciaire…

Le métier de la narratrice n’est pas choisi au hasard. Architecte, elle a mis au point le concept d’« espace incertain » : « Au lieu de proposer des équipements induisant des usages précis […], nous proposons d’assumer la nature incertaine du territoire. » Julia Deck fait de même avec l’espace du roman. Ce qui donne une grande liberté au lecteur et lui procure un plaisir… démoniaque !

Littérature
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