Raphaël Kempf : Combattre les lois scélérates

L’avocat Raphaël Kempf, rompu à la défense des manifestants et activistes, analyse comment, sous couvert de lutte contre un adversaire désigné, le pouvoir brade les droits de tous.

Romain Haillard  • 11 septembre 2019 abonné·es
Raphaël Kempf : Combattre les lois scélérates
© photo : Des gendarmes dégainent leurs armes, le 11 mai 2019 à Nantes, lors de l’acte 26 des gilets jaunes.crédit : Estelle Ruiz/NurPhoto/AFP

Avocat au barreau de Paris, Raphaël Kempf signe un essai historico-juridique sur les « lois scélérates » adoptées en 1893 et 1894 pour endiguer une vague d’attentats anarchistes. Au-delà d’une simple rétrospective, il entend montrer comment un État désigne son ennemi puis, au nom de la nécessaire éradication de celui-ci, sacrifie la liberté de tous. Notre époque a-t-elle tourné le dos aux sursauts sécuritaires de la fin du XIXe siècle ? Elle en serait plutôt le rebond. « Terroriste », « radicalisé », « casseur » : l’adversaire a changé de visage, mais la méthode demeure. C’est le règne du soupçon, de l’arrestation préventive et du délit d’opinion.

Loin d’être un ouvrage défaitiste, Ennemis d’État montre comment, à la faveur de l’Affaire Dreyfus, La Revue blanche (organe d’avant-garde littéraire) a constitué un véritable front antiautoritaire commun. Une leçon indispensable et actuelle pour les défenseurs des libertés publiques.

Vous semblez entretenir avec La Revue blanche une relation particulière, quelle est-elle ?

Raphaël Kempf : Ses articles sont sur ma table de chevet depuis quelques années. Jeune avocat, j’ai dû défendre un client poursuivi pour délit de provocation à la commission d’infraction. Prévu par la loi de 1881 sur la liberté de la presse, ce délit était en lien étroit avec l’infraction d’apologie, issue de la première loi scélérate. Pour préparer ma plaidoirie, j’ai fait des recherches et je suis tombé sur les articles passionnants de Léon Blum, alors jeune juriste, de l’anarchiste Émile Pouget et du journaliste Francis de Pressensé (1). J’y ai trouvé des arguments, des citations et une défense. Surtout chez Léon Blum, remarquable tant sur le plan de la méthode critique que du style pamphlétaire. J’ai réutilisé ces textes en 2017. Je défendais le journaliste Gaspard Glanz, poursuivi pour injure publique envers des personnes dépositaires de l’autorité publique (2). J’ai alors ressenti le besoin de faire connaître ces textes au grand public et de pousser mes confrères et les magistrats à se replonger dedans. Mon but est de donner un argumentaire politique, dans et au-delà du prétoire, pour identifier et dénoncer nos propres lois scélérates.

Comment reconnaître le caractère scélérat de ces lois ?

Certains indices sont flagrants au moment de l’adoption de la loi, ou apparaissent quelques années après. Par exemple, un gouvernement et des législateurs font voter une loi liberticide dans l’urgence face à un péril grave et imminent. Ils vont viser une catégorie de personnes, jadis les anarchistes, aujourd’hui les terroristes. Qui peut s’opposer à cette lutte ? La moindre critique anti-autoritaire devient illégitime, voire complice. Puis, rapidement, ces lois vont s’appliquer bien au-delà des personnes visées initialement : c’est l’indice le plus important.

Les lois scélérates de 1893-1894 ont d’abord ciblé les « menées anarchistes », puis, dans l’entre-deux-guerres, les communistes. Ça en devient presque ridicule d’un point de vue historico-politique, quand nous savons que communistes et anarchistes se sont toujours opposés, voire combattus. Ensuite, ces lois ont frappé les indépendantistes algériens et, enfin, les délinquants de droit commun.

La loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 nous offre un parfait exemple. Elle a donné au ministre de l’Intérieur le pouvoir d’interdire à un citoyen de quitter le territoire français pour rejoindre Daech. Or les autorités l’ont appliqué à un jeune homme dont l’objectif n’était pas de rejoindre l’État islamique… mais justement de le combattre aux côtés des Kurdes du Rojava. Le tribunal administratif de Paris a heureusement donné tort au ministère, mais cette tentative illustre bien ce glissement répressif.

Que vise une loi scélérate ?

L’intention est visée avant l’acte. La réalité des faits s’éclipse au profit de la suspicion. Cela laisse un grand pouvoir d’interprétation aux juges, sur les seules hypothèses formulées par la police et le ministère public. J’ai déjà plaidé lors d’audiences surréalistes où le procureur sondait les intentions profondes des prévenus juste à partir du lieu et des conditions dans lesquelles ils avaient été arrêtés. Le 1er Mai dernier, j’ai défendu une personne arrêtée un matin au bois de Vincennes avec quatre autres personnes, alors qu’elles dormaient dans des voitures : aucune n’était de Paris, et toutes voulaient se rendre à la manifestation. Dans les voitures, les policiers ont trouvé un nécessaire de camping, une bouteille de gaz, des duvets, un petit couteau et bien sûr des gilets jaunes. Trois de ces personnes ont été placées en détention provisoire pendant un mois !

Certaines dispositions des lois scélérates de 1893-1894 ont-elles survécu ?

Oui, notamment le délit d’association de malfaiteurs, dans une version relativisée par l’exigence de faits matériels. Mais la notion d’entente, non définie par la loi, reste. Elle permet aux autorités de poursuite et aux tribunaux de condamner sur des faisceaux d’indice et non sur des preuves. En matière terroriste, ça devient carrément du pointillisme. Le tribunal cherche à entrer dans la tête des personnes, examine leurs lectures, leurs centres d’intérêt, leurs fréquentations, prétend deviner leurs intentions, ce qu’elles sont. L’accusation va réunir ces éléments disparates et en faire un tableau compréhensible. C’est grave : chaque jour, des personnes se font condamner à des peines extrêmement lourdes dans ces conditions. Ces intuitions répriment sévèrement des présumés terroristes ou, il y a quelques années, les suspects de l’affaire Tarnac.

Ces lois ne confèrent pas des pouvoirs démesurés uniquement aux magistrats…

Elles se révèlent également dans leur usage policier et administratif, notamment « infrajudiciaire ». Elles ne servent pas seulement à poursuivre des ennemis, à les amener devant un tribunal et à obtenir leur condamnation. Elles se révèlent utiles à la police pour empêcher des gens de se rendre en manifestation, par exemple. Le 8 décembre, plus d’un millier d’arrestations ont eu lieu, dont une partie avant même le début de la manif. Une majorité de personnes ont été relâchées sans aucune suite. Cette politique a été mise en œuvre par le parquet, à la demande du ministère de la Justice, afin d’éviter de « grossir les rangs ». Contre ces méthodes, il n’y a presque aucun moyen de saisir un juge pour frapper ces procédures d’illégalité.

Vous semblez nourrir une admiration pour le front anti-autoritaire commun du début du XXe siècle. En voyez-vous un aujourd’hui ?

Malheureusement, l’actuel mouvement social en faveur des libertés est un mouvement défensif. Chaque projet ou proposition de loi sécuritaire suscite une mobilisation d’avocats, de magistrats, d’ONG, mais, une fois le texte passé, il s’applique, et il nous faut lutter contre le prochain projet de loi liberticide… Je veux mettre des revendications sur la table. Il faut les clamer haut et fort. Le droit, entre les mains de l’État, se mue en armes dirigées contre ses adversaires. À l’instar du sociologue Laurent Bonelli, je plaide pour un désarmement légal de l’État (3). Ça commence par l’abrogation du délit de groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences. Adopté en 2010, ce dispositif est un exemple typique de loi scélérate, appliquée contre les manifestations dans les quartiers populaires, contre les élèves du lycée Arago, contre les opposants à la loi El Khomri, et de manière encore plus flagrante contre les gilets jaunes.

Les questions de libertés publiques mobilisent moins que les questions sociales. Comment sortir de l’apathie, d’un débat réservé aux initiés ?

La répression policière ou judiciaire amène ses victimes à la dénoncer. C’est banal de le dire, mais l’effet est réel. À ses débuts, le mouvement des gilets jaunes n’avait aucune revendication liée à la répression ou aux libertés publiques. Puis, les lundis et mardis de chaque semaine, à Paris et ailleurs, des manifestants ont vu leurs proches, leurs amis, des membres de leur famille jugés en comparution immédiate, placés en détention provisoire, condamnés à de la prison ferme ou interdits de manifestation. Désormais, des contestataires s’organisent autour de ces questions, des collectifs de défense juridique se montent partout en France. Ce combat existait déjà depuis longtemps dans les quartiers, mais il avait été invisibilisé. Une critique s’est formée.

Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes Raphaël Kempf, La Fabrique, 240 pages, 13 euros.


(1) Fondateur de la Ligue des droits de l’homme.

(2) Le journaliste avait publié une photo de la brigade anticriminalité de Rennes en 2016 avec la légende : « Ein Volk. Ein Reich. Ein Führer ».

(3) « Pour une décroissance sécuritaire », Laurent Bonelli, Le Monde diplomatique, mai 2017.

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