Gilets jaunes : Des corps en mouvement

Face à la violence policière et à la surdité du pouvoir, l’engagement des gilets jaunes est devenu physique.

Olivier Doubre  • 30 octobre 2019 abonné·es
Gilets jaunes : Des corps en mouvement
© Lors de l’acte 23 des gilets jaunes (20 avril), à Paris.Marie Magnin / Hans Lucas/AFP

Les gilets jaunes auraient-ils obtenu quoi que ce soit si leurs manifestations, au bout d’à peine trois semaines, ou plutôt trois « actes », ne s’étaient transformées en émeutes urbaines, quelles que soient les causes de celles-ci ? Et surtout, le fait qu’elles se déroulent dans les beaux quartiers parisiens, habituellement totalement éloignés du moindre (et même le plus pacifique) défilé populaire, syndical ou politique, n’a-t-il pas accéléré « l’émotion » chez les puissants, voire leurs craintes ? Ils furent soudain confrontés – parfois en bas de chez eux – à des « manifs » qu’ils voyaient habituellement au JT de 20 heures, sans doute avec un certain détachement. Des articles dans la presse relataient bientôt un début d’effroi chez eux, à la suite de l’acte 3 de la mobilisation (1er décembre), quand l’arc de Triomphe fut graffité avec des inscriptions s’en prenant nommément au président de la République et, surtout, que la très chic avenue Kléber, avec ses magasins et ses véhicules de luxe, subit des dégradations importantes. Certains dirigeants du Medef notamment auraient contacté des responsables de l’exécutif pour leur intimer de réagir, d’accepter de faire quelque chose, ou plutôt certaines concessions, au plus vite, afin d’éviter que les émeutes ne se poursuivent, jusque dans les rues où ils vivent.

Mais que penser de cet engrenage ? Sans les dégradations constatées, relatées à grand renfort d’heures de direct sur les chaînes d’info, en particulier la très contestée BFMTV par nombre de gilets jaunes eux-mêmes, l’exécutif aurait-il été aussi prompt à réagir ? Sans les violences, nombreuses, notamment de la part de la police et de la gendarmerie qui venaient de déployer des blindés dans le quartier des Champs-Élysées, Emmanuel Macron aurait-il annoncé, au lendemain du samedi 8 décembre 2018 (acte 4), le « déblocage » de 10 milliards d’euros, afin de tenter de « calmer » la contestation ? Quel rôle joua alors ladite violence « émeutière » ? Dans son ouvrage, Laurent Jeanpierre souligne « une tendance dans d’autres configurations, telles les protestations contre la loi travail du gouvernement Valls en 2016 : celle d’une diffusion et d’une normalisation relatives de l’émeute dans le répertoire de la protestation contemporaine ».

Le 10 décembre, à la télévision, Emmanuel Macron rompait le silence qu’il avait gardé jusque-là, plus de trois semaines après le début de la mobilisation massive. En adoptant le ton ferme qu’il affectionne : « Ces violences ne bénéficieront d’aucune indulgence. […] Quand la violence se déchaîne, la liberté cesse. » Mais le président reconnaissait là aussi, enfin, la « crise » en cours, en lâchant : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables. »

Maître de conférences en sciences de la communication à l’université Rennes-II, Romain Huët a suivi le mouvement, en particulier à Nantes et à Rennes (1). Il a ainsi observé combien « l’expérience politique des gilets jaunes face au pouvoir est née, quasiment par hasard, lors de la confrontation au “maintien de l’ordre”, alors que la plupart, dès la première manifestation, criaient “la police avec nous !”_. Or ils ont été soudain gagnés par des formes de violences, certes mesurées, pour tenir la rue »_. Et le chercheur de souligner que « la manifestation, bientôt plus que l’occupation des ronds-points, est devenue un événement majeur par la rencontre physique avec le pouvoir incarné par les CRS et les gardes mobiles. Ils ont gagné ainsi leur existence publique, en objectivant la dérive sécuritaire de l’État et l’espace urbain saturé par la présence massive de forces de l’ordre, qui mettent en évidence un pouvoir qui a peur et qui montre là sa fragilité ».

Que penser, plus largement, de l’attitude du pouvoir vis-à-vis des mobilisations populaires, nombreuses et généralement ignorées au cours des vingt-cinq dernières années ? À partir de 2003 et la réforme des retraites, les manifestations, aussi massives fussent-elles, échouent quand elles ne semblent pas délibérément ignorées par l’exécutif. Et le mouvement contre le CPE, dernier en date à avoir vraiment vu reculer le pouvoir, en 2006, n’avait pas été exempt de violences de rue. Mais depuis, toute revendication choisissant la forme traditionnelle de la manifestation syndicale « pacifique » n’a reçu que mépris ou silence de la part des autorités, sauf pour en dénoncer les éventuels « casseurs » et autres « violents ». Ce refus de tenir compte des mobilisations sociales ne pousse-t-il pas certains participants à la confrontation ? Le mouvement de 2010 contre la réforme des retraites – pour laquelle François Fillon s’enorgueillissait récemment d’avoir mis 2,5 millions de personnes dans la rue sans leur avoir rien cédé – n’a-t-il pas pour conséquence d’inciter les manifestants les plus en colère, ou les plus révoltés, à user d’autres méthodes ? De même, quatorze manifestations, dans toutes les grandes villes du pays, contre la loi travail, ne menèrent à rien face au gouvernement Valls. Or, à chaque fois, si des violences furent constatées, la surdité du pouvoir, son mépris et surtout la brutalité de la répression policière mise en œuvre eurent sans aucun doute pour conséquence de faire monter fortement la tension : contrôles préventifs, encerclements par nasses, instrumentalisation d’une vitre cassée à l’hôpital Necker, limitations des défilés dans les espaces ultra-restreints et, déjà, de très nombreux blessés parmi les manifestants…

« Tout mouvement social n’obtient jamais rien sans qu’une pression directe, physique, soit exercée envers le pouvoir, que ce soit par la durée des mobilisations, le nombre de leurs participants, voire par certaines violences, qui sont généralement bien plus limitées par rapport à celles des forces dites “de l’ordre”. C’est ce qu’on a vu durant les dizaines d’“actes” des gilets jaunes : le mouvement s’est installé dans une durée des corps. » C’est l’analyse que propose François Cusset, historien des idées et auteur d’un important essai traitant justement de la question de la violence (2), professeur à l’université de Paris Ouest-Nanterre, un an après la naissance du mouvement. Et de noter que les gilets jaunes, peu habitués pour la plupart aux manifestations de rue, soudain confrontés à une rude violence physique de la part des forces de l’ordre, avec des dizaines de blessés graves, voire de mutilés à vie, « ont réagi, à chaud, et se sont mis à vouloir en découdre ». La réplique macronienne, couplant coups de matraque et « grand débat », a sans doute fait doublement enrager les personnes mobilisées, des ronds-points aux manifestations en centre-ville : « Même si le mouvement est quelque peu retombé, sa détermination et la patience du corps, après les milliers de tirs de Flash-Ball, les innombrables charges policières et les nuits dans le froid sur les ronds-points, ont montré sa longévité, qui exprime sa signification : faire un corps collectif. » C’est d’ailleurs ce qu’exprimait Axel Honneth, philosophe et directeur du prestigieux Institut de recherche sociale de l’université de Francfort, héritier de Horkheimer et d’Adorno, dans un essai sur la question de la reconnaissance (3) comme « logique morale des conflits sociaux » : « L’engagement individuel dans la lutte politique, parce qu’il atteste publiquement la capacité dont la non-reconnaissance est vécue comme une offense, rend ainsi à l’individu une partie du respect de soi qu’il avait perdu. À quoi s’ajoute naturellement l’expérience de la reconnaissance que suscite la solidarité à l’intérieur du groupe politique, dont les membres se vouent une sorte d’estime mutuelle. » La violence, in fine, au-delà de vouloir tenir la rue, cet espace qui peut être celui de l’expression de ce désir de reconnaissance face au pouvoir (et à l’oppression), est finalement bien moins importante que la chaleur et la volonté de faire un « corps collectif », selon l’expression de François Cusset.

(1) Il vient de publier cette recherche dans un excellent ouvrage : Le Vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes, PUF, 2019.

(2) Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2018.

(3) Cf. La Lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Gallimard/Folio Essais, [1992] 2013.

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