La littérature comme port d’attache

Méditerranée amère frontière, qui réunit seize nouvelles d’écrivains, frappe par sa force littéraire. Ses bénéfices iront à SOS Méditerranée.

Christophe Kantcheff  • 23 octobre 2019 abonné·es
La littérature comme port d’attache
© ANNE CHAON/AFP

_C__e livre est, à sa manière, une contribution à cette formidable mobilisation citoyenne qui accompagne sans faillir_ [SOS Méditerranée] _depuis sa création. Au-delà, notre souhait est d’ouvrir cet élan à l’ensemble du pourtour méditerranéen, en faisant dialoguer les Européens et leurs voisins. »_ C’est ainsi que s’expriment dans leur préface les responsables de cet ouvrage, la journaliste et documentariste Natalie Levisalles et l’universitaire et membre fondatrice de SOS Méditerranée -Caroline Moine.

Méditerranée amère frontière est un recueil de nouvelles, dont les bénéfices seront reversés à l’ONG, composé par seize écrivains aux horizons divers, nés ou émigrés en Europe ou vivant dans des pays d’Afrique du Nord ou au Moyen-Orient. Mieux qu’un livre constitué pour l’occasion, en l’occurrence pour une cause juste et nécessaire, Méditerranée amère frontière a aussi une valeur littéraire. On est en effet en présence de textes forts – et tous inédits –, dont le plus -emblématique est sans doute celui du Grec Christos Chryssopoulos, qui a choisi pour titre « Mer terreuse ». « L’image est réductrice, bien entendu. Mais elle s’impose, absolument : la Méditerranée telle une fosse », écrit-il.

Exemple de texte percutant : « Monologue de Bilal », du Libanais Charif Majdalani. Celui-ci dresse le portrait d’un Palestinien né dans le camp de réfugiés où son propre père a vu aussi le jour, près de Tyr, au Liban. Son destin est de ne pouvoir s’extraire de la misère. « Naître, c’est être pris au piège » : ainsi résume-t-il son existence. Ce texte décrit avec exactitude cette implacable prédétermination, dont la seule alternative, non envisagée ici, pourrait être l’exil.

« Je me répétais que je n’avais pas peur de me noyer, vivre au pays était déjà une noyade », lit-on sous la plume de la Tunisienne Fawzia Zouari dans « Brûler ». Celle-ci imagine les pensées post mortem d’un migrant dont on aurait découvert le corps calciné. Dans ce texte aussi, les raisons qui poussent au départ sont exposées, matérielles autant qu’existentielles, avec, dans ce cas, la mort au bout.

Dans « Applaudissez-vous », l’Italo-Sénégalaise Aminata Aidara met en scène une professeure de pilates, Hawa, une Malienne émigrée en Belgique, qui donne des cours à des exilées, comme elle. « Elles ont besoin que quelqu’un observe leur corps, et ensuite leur être », dit-elle. La nouvelle est centrée sur l’histoire de cette femme, Hawa, qui a dû faire la bonne chez des riches. Le fils de la famille l’a mise enceinte. On l’a ainsi contrainte à s’exiler à Bruxelles tandis que le bébé lui a été retiré. Ce qu’Aminata Aidara montre admirablement, c’est comment l’existence d’Hawa en Belgique est tout orientée sur un principe de maîtrise et de résistance, qui passe par une manipulation des affects, pour retrouver un jour son enfant.

La nouvelle « À portée de soi » de l’Algérien Samir Toumi est tout aussi frappante. Elle s’inscrit dans le contexte du soulèvement que connaît actuellement son pays. On y prétend que le flot des départs vers -l’Europe s’est tari parce que l’espoir, désormais, est « sur cette terre, à portée de soi ». Mais l’auteur décrit une autre forme de disparition dans les vagues de manifestants : les arrestations ciblées effectuées par la police. Il évoque aussi une autre population opprimée, exploitée, réprimée : « Pendant que le peuple algérien clame l’espoir et la liberté, les Sub-sahariens, -terrorisés, se cachent et espèrent, eux aussi, qu’un jour ils pourront revendiquer leur rêve : quitter cette contrée hostile, embarquer et partir vers l’espoir, à portée de mer ».

Il faudrait, pour être juste, citer aussi les textes de José Carlos Llop, Gauz, Andrea Marcolongo Muratovic, Antonio Muñoz Molina ou Leïla Slimani. Méditerranée amère frontière est un geste militant et littéraire, qui affirme un territoire d’humanité.

Méditerranée amère frontière, sous la direction de Natalie Levisalles, en collaboration avec Caroline Moine, Actes Sud, 144 pages, 15 euros.

Littérature
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