La police gardée à vue

Après Toulouse, Montpellier, Paris et Lyon, la Seine-Saint-Denis se dote de son observatoire, lancé le 9 octobre par des associations.

Romain Haillard  • 23 octobre 2019 abonné·es
La police gardée à vue
© Xose Bouzas / Hans Lucas / AFP

À l’entrée de la Bourse du travail de Bobigny, l’annonce, manuscrite, est discrète : « Réunion de l’Observatoire des pratiques policières (OPP) de Seine-Saint-Denis ». La rencontre se fait à la tombée de la nuit, mercredi 9 octobre, dans une petite salle du bâtiment vide. Une quarantaine de personnes attendent, essentiellement des membres d’associations, des avocats, quelques habitants du département. Au fond de la pièce, les représentants des trois organisations initiatrices du projet : la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) et le Syndicat des avocats de France (SAF).

Lionel Brun-Valicon contextualise. Après les attentats de 2015, cet habitant de La Courneuve et président de la section Saint-Denis-Plaine Commune de la LDH avait fondé l’Observatoire des solidarités. « Nous voulions mettre en valeur le département, montrer un visage jamais exposé dans les médias et proposer un espace de débat large avec les habitants », expose-t-il avant de constater : « Rapidement, le thème des relations entre police et population a dominé les discussions. »

Corinne Coloneaux, coprésidente locale du Mrap à Saint-Denis, prend à son tour la parole. « Nous avions déjà rencontré un commissaire du département pour nous plaindre des agissements de certains policiers. Mais, à part citer des exemples précis, je n’avais aucune donnée objective à lui mettre sous le nez », raconte-t-elle. Ce nouvel observatoire veut justement pallier ce manque. Il se donne deux missions : documenter et objectiver par des données et des témoignages les abus de la police ; démontrer les difficultés d’accès au service public de la police. « Nous ne voulons pas uniquement interroger les violences policières sur le terrain, mais les pratiques policières dans leur ensemble », souligne Lionel Brun-Valicon. Si l’OPP n’a pas de permanence physique, il pourra compter sur un réseau d’associations déjà implantées. « Nous aurons également une ligne directe et une adresse mail pour recueillir directement des témoignages ou des signalements », précise-t-il. Une fois formés, les membres mèneront des campagnes d’observation sur le terrain.

Puis les membres de l’OPP invitent le public à débattre. Une femme se tourne sur son siège et témoigne, la voix blasée : « Au commissariat de Saint-Denis, avant, il y avait une psychologue pour aider à recueillir les plaintes de femmes agressées… Elle n’est plus là. L’accueil est mauvais et la police dissuade de porter plainte, préfère recueillir des mains courantes. » Meriem Ghenim, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis et syndiquée au SAF, attrape la balle au bond : « Si déposer plainte se révèle parfois compliqué, c’est également par manque d’effectifs. » En 2018, tandis que Saint-Denis disposait d’un policier pour 464 habitants – selon le rapport d’information rendu par François Cornut-Gentille (député LR) –, le XVIIIe arrondissement de Paris, lui, en avait un pour 315. À cela s’ajoute un roulement des effectifs constants, avec l’arrivée en permanence de jeunes policiers sortis de l’école, souvent issus de la classe moyenne, non Franciliens et inexpérimentés.

« Nous nous appuierons sur des travaux scientifiques, et des universitaires nous donneront la méthode pour traiter toute la matière récoltée », assure Lionel Brun-Valicon. Les observateurs insistent sur le caractère non partisan de l’OPP. Réaction dans la salle : le caractère « objectif » et politiquement « neutre » dérange. « Notre travail sera neutre, mais il pourra servir à alimenter une critique politique pour qui veut s’emparer de ce sujet », se défend le militant.

Plus qu’une matière politique, la compilation et l’analyse des données recueillies pourront devenir une matière juridique. Une avocate se lève et souligne : « Bien trop souvent, les magistrats ne veulent pas remettre en cause la version policière. » Pourtant, l’article 430 du code de procédure pénale l’atteste : « Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les procès-verbaux et rapports constatant les délits ne valent qu’à titre de simples renseignements. » Autrement dit, la loi installe une égalité entre la parole d’un policier et celle d’un citoyen. « Ce travail pourra renverser ce mésusage du droit », espère l’oratrice.

À son tour, une jeune habitante témoigne : « Pour les habitants du 93, le droit ne marche pas dans les deux sens. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils n’ont pas les billes pour faire face. Il y a une culture commune, un stoïcisme face aux humiliations répétées des forces de l’ordre. Si nous ne réagissons pas, c’est pour éviter davantage d’humiliations. » Écoutée attentivement par le public, elle conclut avant de se rasseoir : « Il faut que cette culture change. »

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