L’heure des peuples

Nous qui sommes habitués à disserter sur les rapports internationaux, voici que nous sommes interpellés par une grande puissance souvent oubliée : la jeunesse. Une génération, qui a pris conscience de sa force, est en train de faire irruption sur la scène politique.

Denis Sieffert  • 23 octobre 2019
Partager :
L’heure des peuples
© Patrick BAZ / AFP

Tout a commencé par un pays improbable : le Soudan. C’est de Khartoum que nous est venu le premier signal. Au mois d’avril dernier, après des mois de manifestations pacifiques, les Soudanais ont chassé leur dictateur, Omar el-Béchir. Et le mouvement ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Les manifestants ont voulu un gouvernement civil, et l’ont partiellement obtenu, même si le rapport de force reste dangereusement en équilibre. L’autre exemple au long cours, c’est Alger. Huit mois d’une mobilisation là aussi pacifique, la chute de l’inamovible Bouteflika, et surtout l’ébranlement de tout le système militaro-mafieux qui se cachait derrière la momie. Puis ce fut Port-au-Prince, Hongkong, Quito, Bagdad, et voici maintenant Beyrouth, Santiago et Barcelone. Rien à voir me direz-vous. Si, au contraire, tout à voir !

Ces processus, qui ont tous une dimension révolutionnaire, ont plus que des traits en commun. La première flammèche paraît parfois dérisoire. Au Liban, c’est une taxe sur l’application mobile de messagerie WhatsApp. En Haïti, c’est la pénurie de carburant. Au Chili, une augmentation de quelques pesos du prix du ticket de métro. À Hongkong, un amendement qui inquiète. Et le feu, qui couvait, se propage. C’est un homme, un clan, et bientôt un système que l’on conteste. Et des mots, partout les mêmes, qui surgissent : inégalités, corruption, démocratie. Partout l’objet de la colère se déplace. Par une sorte de transmutation spontanée, on glisse des premières revendications aux plus hautes exigences politiques, de liberté, de démocratie et de partage des richesses.

Mais tout autant que l’objectif, ce sont les moyens qui se ressemblent. Et là est peut-être l’essentiel. Les peuples n’ont qu’une seule arme : le nombre. Les manifestations sont massives et très majoritairement pacifiques. Et elles sont récurrentes, à la façon de nos gilets jaunes. Pourtant, à la différence des révolutions arabes de 2011, on ne peut pas parler ici d’une contagion de voisinage, ni de langues ou de cultures. Entre Khartoum, Hongkong et Santiago, il n’y a pas seulement des dizaines de milliers de kilomètres, mais toutes les différences du monde. Or, c’est peut-être justement cet éloignement qui fait sens.

Bien sûr, les réseaux sociaux abolissent les distances, mais plus qu’Internet, c’est le système lui-même qui relie les manifestants. Au Liban comme au Chili, inégalités et corruption se conjuguent. À Santiago, le président chilien, Sebastian Piñera, illustre jusqu’à la caricature toutes les turpitudes du capitalisme financier. L’homme qui augmente le ticket de métro est à la tête d’une fortune personnelle estimée à 2,7 milliards de dollars. Il a des accointances avec les héritiers de Pinochet, et il a le vocabulaire guerrier du dictateur. Et pourtant, ce pays, qui est l’un des plus inégalitaires du monde, et dont tous les services publics ont été privatisés au point d’être souvent inaccessibles, est cité en exemple dans nos contrées. Ses chiffres, dit-on, sont excellents. Vous savez, ce sont ces « moyennes » dont raffolent les statisticiens des institutions financières et les gouvernements libéraux, dont le nôtre.

Pareillement, au Liban, les taxations, d’ailleurs aussitôt annulées par le Premier ministre, Saad Hariri, ont, au-delà de leur réalité économique, force de symbole. C’est la collision entre tout un peuple et ce 1 % des élites qui possèdent 40 % des richesses. Mais au pays du Cèdre, les manifestants ont à surmonter un autre obstacle : une structure confessionnelle héritée du colonialisme français. La mobilisation actuelle est sans précédent en ce qu’elle transcende tous les clivages religieux. On ne s’occupe pas, là-bas, de savoir si les manifestantes – nombreuses et en première ligne – sont ou non voilées. Honte à notre pays ! Jamais auparavant, la revendication sociale et l’aspiration démocratique n’avaient rassemblé comme aujourd’hui des communautés d’ordinaire assignées à leur religion. Du coup, c’est tout le système et tous les partis politiques, Hezbollah compris, qui sont sur la sellette. Le « dégagisme » démocratique ne fait pas de quartier. Malgré des promesses de réforme et des diminutions de salaires des ministres, Saad Hariri se heurte à l’incrédulité générale et à l’impatience d’une génération qui ne veut pas s’habituer à un système que les anciens avaient fini par admettre comme une fatalité.

Et voilà l’autre grand enseignement de cette vague de manifestations mondialisées : la jeunesse. On la retrouve à Barcelone contre un incroyable déni de justice et de démocratie qui conduit en prison des militants dont le crime est d’avoir organisé un référendum… Nous qui sommes habitués à disserter sur les nouveaux rapports internationaux, voici que nous sommes interpellés par une grande puissance souvent oubliée. Ce n’est ni l’Amérique de Trump, ni la Russie de Poutine, ni même la Chine, ce sont les peuples. Il ne s’agit surtout pas de céder à je ne sais quel lyrisme révolutionnaire – nous savons trop l’habileté du capitalisme à récupérer et à pervertir –, mais nous pouvons tout de même faire ce constat plutôt stimulant : une génération, qui a pris conscience de sa force, est en train de faire irruption sur la scène politique. Cela marque l’entrée dans une autre ère, trente ans tout juste après la chute du Mur (1).

(1) Il est encore temps de vous inscrire pour notre conférence-débat de ce vendredi 25 octobre à 14 h 30 au Sénat : la chute du Mur, 30 ans après, l’onde de choc. Voir programme et modalités d’inscription ci-contre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don